Chapitre 100 : Guillaume

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Nantes, le mercredi 20 avril 2022, le soir

Alors qu'elle est en train de préparer le repas, Gwendoline s’arrête devant le calendrier mural affiché dans sa cuisine. Elle regarde la date du jour et s'immobilise un instant, les mains encore pleines d'épluchures de légumes. Son corps frémit tandis qu'elle reste plantée là, les yeux rivés sur les cases numérotées, hypnotisée. C'est l’anniversaire de Guillaume aujourd'hui.

Pour une fois, elle n’a pas remarqué que la date approchait. D’ordinaire, elle la guette toujours avec appréhension et tristesse, avant de sombrer dans une profonde mélancolie, de laquelle elle met des jours à s’extraire. Guillaume ne quitte jamais ses pensées d'habitude. Il lui manque toujours autant, malgré les sept années écoulées. Il lui semble pourtant qu’elle l’a oublié ces derniers temps. Son nouveau bonheur auprès d’Erwann a éclipsé tout un pan de sa vie d’avant.

Comment a-t-elle pu l’oublier, ingrate qu’elle est ? se demande-t-elle, furieuse envers elle-même.

Guillaume.

Les larmes lui montent aux yeux, incontrôlables, lourdes, épuisantes.

Guillaume.

Si beau, avec ses cheveux bruns épais et ses yeux noirs comme le ciel d’une nuit sans lune. Sa peau sombre qui bronzait facilement au soleil, tandis qu’elle restait toujours si blanche à côté de lui. Un contraste qui la saisissait lorsqu'ils faisaient l’amour et que leurs corps se mélangeaient. La lumière et l'obscurité. Le Yin et le Yang.

Longtemps, ils s’étaient fréquentés en amis, sans jamais songer à autre chose. Pendant des années, elle ne l’avait vu qu’épisodiquement, car il était toujours parti en vadrouille aux quatre coins du monde. Et pour cause : backpacker et solitaire, Guillaume refusait la vie standardisée de ses contemporains, dont il fuyait la compagnie. Malheureusement, il avait dû se résoudre à arrêter l'un de ses nombreux voyages, pour revenir à Nantes assister à l'enterrement de son père, qui venait de se suicider.

Gwendoline et lui s’étaient revus à cette occasion. Elle connaissait bien sa famille et avait assisté aux obsèques discrètement, installée dans le fond de l'Église. C'était l'été et tout le monde suffoquait sous les vêtements noirs trop couvrants. Guillaume était placé devant, et semblait affreusement mal à l'aise dans son pantalon à pince et sa chemise cintrée. Il était plus habitué aux tenues de trekking qu'aux costumes de cérémonie.

Lorsqu'il l'avait aperçue à la fin du service, il était venu la saluer, affichant enfin un sourire timide sur son beau visage hâlé par son récent séjour en Russie. Sa barbe avait poussé et lui donnait l'air encore plus sauvage. Ses traits étaient tirés. Il arrivait de Moscou et souffrait du décalage horaire.

— Comment tu vas ? avait-elle demandé, malgré l'évidence.

— Je n'ai presque pas dormi depuis que j'ai appris la nouvelle.

— Tu repars bientôt ?

— Non. Pas dans l'immédiat.

A sa grande surprise, elle en avait été soulagée. Après des années à le regarder comme un bon pote pas souvent là, elle tremblait presque en sa présence. Ces retrouvailles sinistres avaient marqué le début d'une nouvelle histoire. Ils ne s’étaient plus quittés, tels deux inséparables qui avaient trouvé leur moitié.

Emma n’avait que deux ans à l’époque, elle commençait à peine à parler. Comme sa fille avait déjà rencontré Guillaume par le passé, la jeune maman s’était sentie rassurée et avait laissé le voyageur entrer facilement dans leur vie. Il s’était montré délicat et prévenant envers sa petite, ce qui avait fait fondre Gwendoline encore plus. Avec elle, il était tendre et attentionné. Passionné et généreux. Elle l'appelait son meilleur amant.

Les premiers mois avaient été doux. Guillaume, abattu par la mort de son père, paraissait aller mieux dans les bras de sa nouvelle compagne. Cette dernière avait aussi profité de sa présence bienveillante. Elle s’était sentie revivre avec lui et avait retrouvé sa légèreté d’autrefois. Ils s’étaient donnés beaucoup d’amour et de tendresse, et cette relation leur avait fait du bien dans un premier temps. Il l’avait aimée avec une sincérité désarmante. Presque trop.

Sous ses airs abrupts, Guillaume était sensible et à fleur de peau. Malgré sa douceur, Gwendoline avait la carapace dure et le verbe acéré. Lui aussi avait été mis au courant dès le début pour son activité professionnelle. Et lui aussi avait accepté la situation, avant de se rétracter au bout de quelques mois, comme Konrad, et son ex-mari avant lui.

Guillaume avait pourtant été compréhensif et tolérant, les premiers temps. Mais le métier de sa compagne était au-delà de ce qu’il pouvait supporter. Elle avait essayé de le rassurer, de lui expliquer, de se montrer patiente, mais cela n’avait pas suffi. Nourrissant malgré lui de plus en plus de jalousie pour ses clients, il voulait qu'elle raccroche.

En dépit de toutes les qualités de son nouvel amoureux, Gwendoline était en colère d'être une fois encore mise au pied du mur. Elle n’avait pas voulu accéder à sa requête, et s'était montrée intransigeante, implacable, froide, comme elle savait si bien le faire quand on lui mettait la pression.

Sa liberté lui semblait plus importante que tout le reste.

Lorsque la jeune femme avait compris que leur relation n’irait nulle part ainsi, elle avait pris ses distances, à contrecœur. Pensant à sa fille et aux responsabilités qui lui incombaient, elle avait eu peur de se retrouver en galère financièrement. Elle avait préféré prendre le risque de tout gâcher entre eux plutôt que d’arrêter son travail.

Naïvement, elle avait espéré qu’il se résignerait et finirait par accepter ses conditions. Mais Guillaume était plus fragile qu’elle ne l’avait imaginé et un jour, le téléphone avait sonné pour lui annoncer qu’on l’avait retrouvé chez lui, au bout d’une corde.

Il s’était suicidé, comme son père à lui.

Il s’était pendu, comme son père à elle.

Une longue période noire avait alors commencé pour la jeune femme. Elle l’avait pleuré pendant des jours, des semaines, des mois, s’accusant sans cesse de l’avoir abandonné, trahi. La culpabilité l’avait étreinte si fortement qu’elle en avait presque arrêté de s’alimenter, convaincue d’être à l’origine de cette fin tragique. D’ailleurs, tout le monde lui était tombé dessus et l’avait incriminée. Guillaume traversait une période difficile, elle aurait dû faire plus attention, au lieu de se comporter comme la dernière des garces, lui avait-on reproché.

Pendant des semaines, la journée, elle avait massé ses clients en pleurant, avant de continuer à écumer ses larmes, le soir, lorsque sa fille était couchée. Aujourd'hui encore, elle pleurait parfois quand elle évoquait son souvenir.

Elle s’était fait tatouer deux G entrelacés. Sa photo était posée dans un cadre sur sa table de chevet. Ses lettres, en provenance de tous les pays qu'il avait visités, y étaient conservées dans un tiroir sous clef. Régulièrement, en pleine crise de nostalgie, elle les relisait pour entendre encore ses mots doux résonner. Pour replonger dans ses bras imaginaires, elle respirait souvent le parfum qu’il portait et qu’elle avait acheté pour se rappeler son odeur. Avide de sa présence fantomatique, elle avait lu les auteurs qu’il admirait, Henri David Thoreau et Jon Krakauer, dans l'espoir d'y retrouver un peu de son âme vagabonde. Elle avait pleuré en regardant le film « Wild », qu’ils avaient été voir au cinéma ensemble, peu de temps avant qu'il ne mette fin à ses jours. Puis avait marché dans les Monts d’Arrée, parce qu’il aimait y randonner, foulant la terre qu’il avait arpentée, espérant retrouver une trace de son passage sur Terre. Là-bas, elle avait erré à l’aveugle, hurlé sans retenue, demandé qu’il revienne, supplié de lui pardonner. Mais son amour n’était plus et elle avait dû se rendre à l’évidence. Elle avait commis la plus grosse erreur de sa vie.

Et s’en voulait encore tellement.

Guillaume était sa blessure, sa déchirure, sa plaie ouverte non cicatrisée.

Elle disait souvent qu’elle ne regrettait aucun de ses choix passés, sauf un. Un seul et unique.

Durant l’année qui avait suivi la disparition de Guillaume, Gwendoline avait parfois songé à en finir. Pour se punir, parce qu’elle pensait le mériter, parce qu’elle avait perdu le goût de tout. Bien sûr, elle n’avait pas le droit de le faire. Guillaume n’avait pas d’enfant, mais elle avait sa fille. Emma était son amarre, celle qui la retenait au quai d’une vie qu’elle aurait voulu fuir. La jeune femme avait dû se battre très fort pour remonter le courant et ne pas se noyer. Résignée, elle avait appris à vivre avec cette lourde culpabilité, chargée de remords et de regrets. Une longue pénitence pour expier une mauvaise décision.

— Tu pleures maman ? demande Emma qui vient d'entrer dans la cuisine.

Sa mère renifle au-dessus de l'évier. Tout en essuyant ses yeux larmoyants avec la manche de son pull, elle s'entend bafouiller :

— Non, ce sont les oignons, ma chérie. Je prépare une tarte aux poireaux pour ce soir.

— Tu me diras quand ce sera prêt, je vais terminer mes devoirs.

Gwendoline hoche la tête, tout en cachant son visage. La fillette lui jette un dernier regard, mais ressort de la pièce aussi vite qu'elle y est entrée, insouciante de la détresse qui étouffe sa mère.

Cette dernière expire un grand coup en levant les yeux au ciel. Une seule question lui vient à propos du silence d’Erwann : l’a-t-elle perdu, lui aussi ?

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