Chapitre 102 : Grand frère

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Nantes, le jeudi 21 avril 2022, 10h

Trois jours que Gwendoline est revenue de son merveilleux séjour sur la presqu’île de Crozon et toujours aucune nouvelle du beau breton. Assise devant sa coiffeuse, elle observe son reflet dans le miroir. La désolation qu'elle lit dans son regard éteint lui fait mal. Elle ne se reconnaît plus. Alors qu’elle ne peut s'empêcher de jeter constamment un œil sur son téléphone, dans l’attente d’un signe de sa part, le photographe continue à faire le mort.

Elle a envie de hurler.

En désespoir de cause, Gwendoline se fait violence et se prépare pour son rendez-vous chez sa psy. Complètement démoralisée, elle en a besoin plus que jamais.

— Bonjour Gwen. Entrez, l’accueille chaleureusement sa thérapeute.

La jeune femme ne répond pas. Un signe de tête en guise de salutation, elle pénètre dans le local, les yeux rougis derrière ses lunettes de soleil, et s’assoit lourdement sur le sofa.

Envolés la bonne humeur habituelle, les rires et les sourires. Envolée la touche de mode de sa thérapeute adorée. Envolées la joie et la confiance en la vie. Il ne reste plus qu’une Gwendoline pantelante de chagrin, désarticulée par la peine.

Sans un mot, la jeune femme se déchausse sur le tapis à poils longs, approche ses jambes repliées de sa poitrine et les entoure de ses bras.

— Cela n’a pas l’air d’aller, commente Véronique, avec la voix la plus douce et aimante qu’elle est capable de lui offrir.

Pour toute réponse, la patiente secoue la tête de droite à gauche, avant de se mettre à pleurer en enfonçant son visage entre ses genoux. Gwendoline suffoque. Son cœur lui fait si mal. Si seulement elle savait ce qui se passait dans la tête d'Erwann. Si seulement, il lui expliquait.

— Votre weekend en Bretagne ne s’est pas passé comme vous l’espériez…

— Le weekend avec Erwann a été merveilleux, parvient-elle à articuler entre deux sanglots.

— Le fait de le quitter a dû être dur alors… suggère la psy, qui essaie tant bien que mal de comprendre les raisons de cette violente détresse.

La jeune femme ne répond rien. Face à ce mutisme inhabituel, Véronique devine que, quelles que soient ses questions, elle sera à côté de la plaque aujourd’hui. Elle se tait quelques minutes pour laisser à sa patiente le temps de se reprendre. Cette dernière essuie ses larmes du revers de sa manche et se mouche dans un carré de tissu.

— Qu’y a-t-il d’aussi douloureux pour vous à cet instant ? interroge la spécialiste, avec douceur.

— La vie. Cette putain de vie.

— La vie vous blesse ?

— La vie a passé son temps à me blesser. Je suis le punching-ball de l’Univers. Je ne sais pas ce qu’ils fabriquent les connards là-haut, mais ils n’arrêtent pas de s’acharner sur moi, éructe-t-elle, amère.

— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? Que l'on s'acharne sur vous ?

— Tout. Mon passé, mon présent, mon avenir, tout est noir. Tout est douloureux... explique la jeune femme en colère. J’avais six ans quand mes parents ont divorcé et que j’ai été contrainte de dormir avec mon oncle qui était nu. J’avais douze ans quand mon frère s’est tué dans un accident de voiture. Treize quand mon père s’est suicidé. Quinze quand la boulimie a démarré. Seize à ma première tentative de suicide. Dix-sept à la seconde. Vingt à la troisième. Vingt et un an lors de mon premier avortement. Vingt-quatre lors de mon cambriolage. Vingt-six lors du deuxième avortement. Vingt-sept quand j’ai commencé à me prostituer. Trente-et-un lors de mon divorce. Trente-trois ans quand Guillaume s’est foutu en l’air. Trente-quatre au troisième avortement. C’est quoi ça ? Le palmarès de la vie la plus pourrie ?

Gwendoline reprend son souffle après sa longue litanie.

— Oui, j’entends que cela fait beaucoup, même pour une femme aussi courageuse et résiliente que vous. Vous ne m’avez encore jamais parlé de la mort de votre frère… Vous l’avez évoquée, mais vous ne me l'avez jamais racontée. La plaie semble encore à vif pourtant. Voudriez-vous m'en parler, Gwen, de ce frère qui est mort quand vous étiez si jeune ?

— Ah quoi bon ? plaide-t-elle en vain, la voix brisée, les yeux noyés dans la peine.

— Ah quoi bon venir me voir, Gwen ?

— Je ne sais pas. Je ne sais plus... Tout ça pour en arriver là, au même point qu’il y a un an.

— Vous pensez être toujours au même point ?

La voix de la praticienne reste neutre, sans état d’âme. Elle ne s’offusque pas lorsque son travail semble remis en cause. Elle connaît les émotions de sa patiente et leur caractère aléatoire.

— Non. Mais j’en ai marre de n'avoir rien d'autre à raconter que toutes ces horreurs qui me sont arrivées.

— Aujourd'hui, il est peut-être temps de vous en défaire une bonne fois pour toutes...

Gwendoline hoche la tête et dans un effort douloureux, s'en ouvre à Véronique :

— Mickaël...

— Mickaël ?

— Il s’appelait Mickaël, répète Gwendoline, d'une voix tremblotante, avant de fondre à nouveau en larmes.

Elle ne prononce presque plus ce prénom, à part lorsque sa fille lui demande de raconter des anecdotes de ce tonton qu’elle n’a jamais connu.

— Comment était-il ? interroge la thérapeute en prenant son calepin et son stylo.

— Beau. Gentil. Paumé. En souffrance. Drôle. Fragile. Abîmé.

— Il doit vous rappeler quelqu’un alors…

— Oui, nous étions issus de la même portée, ironise la jeune femme, pince-sans-rire. Forcément, on avait vécu les mêmes merdes. Mais lui plus que moi encore.

— Pourquoi cela ?

— Il était plus âgé. Il était mon ainé de cinq ans. Et mon père l’a cogné lorsqu’il était enfant. Mon frère a des cocards sur certaines vieilles photos que j’ai de lui. Il a été battu.

— Votre père ne vous a jamais frappé ?

— Non. Mon père s’est acharné sur ma mère pendant dix ans, puis, quand mon frère a commencé à grandir, il l’a tapé à son tour. Mais moi, jamais. Je ne sais pas pourquoi j’ai eu ce traitement de faveur, remarque-t-elle d’un rire sarcastique, des larmes plein les yeux. Mais il ne m’a jamais touchée. On aurait pu croire qu’il avait peur de moi, car j’étais moins sous son emprise que les deux autres, probablement. Trop de caractère, peut-être. Mon frère me protégeait aussi, d'une certaine façon. Il prenait à ma place. Quand il est mort, je me suis sentie vulnérable.

— Vous rappelez-vous le moment où il est mort ? Comment vous l’avez appris ?

— Oui, très bien. Comme si c’était hier, à vrai dire, souffle-t-elle en expirant longuement… C’était le 29 juin 1994, pourtant. Il y a très, très longtemps. Il faisait beau et très chaud, mais ce n’était pas la canicule non plus, pas de celles que l’on connait de nos jours. L’année scolaire venait de se terminer. C’était le début des vacances... un samedi, et j’avais fait la grasse matinée…

La patiente marque une pause. Elle se souvient de tous les détails de cette belle et chaude journée d’été, qui avait commencé dans la douceur et la gaïté, avant de virer au cauchemar.

— Il devait être dix heures, et je terminais de m’habiller dans ma chambre, quand j’ai entendu des voix d’hommes, inhabituelles, au rez-de-chaussée. Je me souviens que j’avais mal au ventre car je venais tout juste d’avoir mes règles. Je n’aimais pas avoir mes règles, c’était un truc de femme et je voulais encore être une gamine et jouer à des jeux de mon âge. Ça me mettait toujours mal à l’aise de les avoir, comme si c’était inscrit sur mon visage.

Gwendoline prend son temps avant de se replonger dans l’inévitable moment où elle a appris l’évènement qui allait transformer toute sa vie. En étirant ses souvenirs, elle peut presque faire reculer l’instant fatidique…

— J’étais à l’étage et j’entendais ma mère pleurer. Je savais qu’elle pleurait pour un truc grave, mais je suis restée assise un moment sur mon petit lit une place, à fixer le sol. Je savais peut-être déjà, ou peut-être pas. Mais je ne voulais pas descendre. J’ai quand même fini par aller au salon, d’où venaient les voix d’hommes et les pleurs de ma mère. Deux flics se tenaient debout, en tenues officielles, avec des mines graves. Ils savaient déjà qu’ils allaient détruire ma vie alors forcément ça ne donne pas envie de sourire, j’imagine.

— Où était votre maman ?

— En face de moi, elle pleurait toujours. Elle m’a demandé de remonter là-haut, en me prévenant qu’elle viendrait me voir, qu’elle viendrait me parler… Elle est bizarre ma mère, quand même. A ce stade, qu’est-ce que cela changeait que je l’apprenne au salon ou dans ma chambre ? La mort c’est la mort, c’est moche partout, tout le temps.

La jeune femme aimerait tellement ne pas avoir à revivre ça une fois encore. Ne pas être obligée de se rappeler de l’implacable vérité. Ses yeux se perdent dans le néant qui l’entoure.

— Votre mère voulait sûrement vous protéger, intervient doucement Véronique, pour lui signifier sa présence. Vous étiez si jeune... Vous êtes donc remontée dans votre chambre ?

— Non, je suis restée debout dans le salon, avec les deux flics à ma droite et ma mère en face de moi. Elle m'a prise dans ses bras en m'annonçant que mon frère avait eu un accident. Mais elle ne disait pas les mots. Alors, moi je répétais : « mais il va bien ? il va bien, hein ? » Personne ne me répondait. Ni les flics, ni la voisine qui était là et pleurait sur le canapé. Je ne sais pas pourquoi cette dame pleurait, car parmi les trois personnes qui étaient présentes lors de cet accident de voiture, seul son fils s’en est sorti. Mais enfin, j’imagine que comme elle connaissait les deux autres gamins décédés, c’était de la compassion. Seulement, voyez-vous, je n’en voulais pas de sa compassion. Je voulais mon frère vivant. Le reste, je n’en avais que faire.

— Deux personnes sont mortes dans l’accident ?

— Oui, mon frère et un de ses deux meilleurs amis. Arnaud.

En prononçant ce prénom, Gwendoline se remet à pleurer de plus belle. Elle l’aimait beaucoup Arnaud. Ses grands yeux noirs si expressifs et son sourire panoramique, dont il ne se départait jamais. Ça fait si longtemps qu’elle ne l’a pas vu sourire, Arnaud.

— Ils formaient un trio de joyeux lurons, reprend-elle avec difficulté. Seul l’un d’entre eux s'en est sorti. Je plains le survivant, ça doit être affreux de vivre avec ça.

— Effectivement, cela a dû être difficile pour toutes les personnes concernées, de près ou de loin.

— Ouais, enfin, j’aurais volontiers laissé ma place pour être une personne de loin, je vous avouerais… tente Gwendoline, dans un humour aussi noir que le mascara qui dégouline de ses joues. La suite a été encore pire que l’annonce de la mort de mon frère.

Le regard de la patiente se perd à nouveau devant elle, puis elle ferme les yeux, comme si elle ne voulait pas affronter la réalité. De nouvelles larmes perlent le long de ses cils.

— Comment s’est déroulée la suite, Gwen ?

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