Chapitre 105 : Chaos

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Aussi rapidement que lui permet la circulation dense à cette heure-ci, Gwendoline se dirige vers le seul endroit où elle trouvera son apaisement. Arrivée à destination, elle se gare devant la boulangerie et s’extrait du véhicule aussi vite que possible, comme si sa vie en dépendait. Un sentiment d’urgence l’étreint, comme à chaque fois qu’elle rentre dans cette transe maladive. De la nourriture, vite, de la nourriture.

— Bonjour, lance-t-elle, à cran.

— Bonjour Madame, comment allez-vous ?

— Très bien merci.

— Cela fait longtemps qu’on ne vous avait pas vue. Comment va votre fille ?

La cliente s'impatiente face aux questions légitimes qu'on lui pose. Gwendoline est connue comme le loup blanc ici, comme dans toutes les boulangeries de son secteur géographique.

— Très bien, merci, élude-t-elle en reluquant les vitrines gorgées de délicieux gâteaux.

— Qu'est-ce que je vous sers aujourd'hui ? demande la vendeuse enthousiaste.

Cette dernière n'a aucune idée de ce qui se trame dans la tête de la jeune femme, ni du désarroi qu'elle cache derrière son sourire de façade. Comme toujours, Gwendoline tente de jouer son rôle de cliente lambda du mieux qu'elle le peut. Mais elle ne se fait pas d'illusion. Elle sait que dès qu'elle aura annoncé la quantité de nourriture affolante qu'elle désire, elle aura davantage l'air d'une névrosée au bord du gouffre que d'une simple amatrice de pâtisseries.

— Je vais vous prendre une dizaine de gâteaux, un assortiment s’il vous plaît. Mettez-m’en un de chaque, à par ceux qui contiennent de l’alcool.

— Avec ceci ? continue la serveuse une fois que la boîte en carton est entièrement remplie et scellée d'un noeud "plaisir d'offrir" rouge grenat.

Comme si c'était pour offrir...

— Avec ceci, toutes vos chouquettes.

— Il en reste une cinquantaine environ, ça ira ?

— C’est parfait.

— Bien. Avec ceci ? répète la serveuse, patiente et agile, tandis qu’elle remplit le sachet en papier de petites boules aux cristaux de sucre.

Gwendoline en a déjà l’eau à la bouche.

— Tous vos croissants aux abricots.

— Les cinq ?

— S’il vous plaît.

— Avec ceci ?

— Tous vos croissants aux amandes.

— Les six ?

— S’il vous plait. Ce sera tout, merci.

— Alors, on a un total de cinquante-six euros, annonce la vendeuse, sans aucune discrétion, après avoir fait l'inventaire à voix haute.

À ce moment-là, la jeune femme a toujours envie de se cacher sous ses achats, consciente du grotesque de la situation et du regard des clients qui la dévisagent comme une bête curieuse.

— En espèces, dit-elle en lui tendant deux billets de cinquante euros.

La vendeuse saisit l’argent et lui rend la monnaie avec un grand sourire, impertubable devant cette comédie.

— Bonne journée à vous. Merci beaucoup et à bientôt.

— Bonne journée également, répond Gwendoline en s’enfuyant.

Sous pression, les bras chargés, elle remonte dans sa voiture et enfourne la première chouquette, avant même de mettre le contact. Le goût sucré qu’elle retrouve lui avait tellement manqué. Elle ferme les yeux, savoure la mini-viennoiserie en s’adossant au siège de sa voiture, puis soupire de bien-être. Tout en continuant à dévorer, elle reprend ses esprits, met le contact et redémarre.

Durant le trajet de retour, elle avale une vingtaine de chouquettes les unes à la suite des autres, en prenant à peine le temps de les mâcher, et presque pas celui de respirer.

En arrivant chez elle, elle jette tous ses achats sur la table de la cuisine et déchire la grande boîte en carton entourée de son joli ruban rouge. Comme si elle allait partager ses succulentes victuailles avec qui que ce soit, ironise-t-elle pour elle-même. Après s'être lavée les mains, une chouquette dans la bouche, elle s'attaque au reste. Elle prend le premier gâteau à pleine main et mord dedans en poussant un gémissement de plaisir. La tarte au citron est délicieuse, crémeuse et acidulée comme elle l’aime. Elle la dévore goulûment, se léchant les doigts pleins de garniture jaune et de miettes de pâte sablée. Puis elle saisit la tartelette aux énormes fraises bien rouges, surmontées d’une épaisse chantilly. L'orgie se poursuit avec un éclair au chocolat blanc, une religieuse au café et un Opéra.

Lorsqu’elle arrive au Paris Brest, elle commence à sentir son estomac tirer et se souvient qu’elle n’a pas fait de crises depuis si longtemps que ses organes ne sont plus du tout habitués à recevoir de telles quantités de nourriture d’un seul coup. Elle fait une pause et souffle un peu, une main pleine de sucre posée sur son ventre, comme pour en éprouver la résistance.

Il faudrait qu’elle boive mais elle a tellement envie de manger qu’elle ne veut pas se remplir avec trop d’eau d’un coup, sinon elle sera pleine avant même d'avoir pu savourer ses pâtisseries.

Elle s’oblige à manger plus lentement pour terminer son Paris Brest. La douleur finira bien par passer, comme à chaque fois… Observant toute la nourriture étalée sur la table, elle se demande si elle n’y a pas été un peu fort cette fois-ci, question quantité. Il y avait déjà de la nourriture chez elle, notamment les goûters de sa fille, ses céréales du petit déjeuner et toute une réserve de pâtes, de riz et de pizzas. Mais faire disparaître tout cela d'un seul coup l'aurait contrainte à faire les courses après sa crise et cette perspective ne l'enchantait guère. Pourtant, en voyant ses achats, elle réalise qu'elle n’arrivera jamais à manger tout en une fois, d’autant que la douleur qu’elle ressent au niveau de l'estomac ne part pas.

Pour ralentir la cadence, la jeune femme attrape le sachet déjà bien entamé de chouquettes, délaisse le reste dans la cuisine et part s’allonger sur le canapé.

Son téléphone est posé sur la table basse, face contre terre. Il vibre. Sûrement un client qu'elle a déjà rencontré et qui a conservé son numéro. Cela arrive encore depuis qu'elle a clotûré son site internet. À chaque fois, elle a cru que c'était Erwann qui la contactait. Mais l'espoir retombait systématiquement comme un soufflé pour la laisser, elle aussi, à plat. Erwann l'a oublié. Elle ne se voile plus la face...

Elle allume la télé pour détourner son attention de son ventre sensible.

Voilà. Retour à la case départ. La télé, la bouffe et le célibat. Tout cela était trop beau pour durer, elle aurait dû s’en douter. Quelle stupidité d’avoir fait encore confiance à un homme. N’apprendra-t-elle donc jamais de ses erreurs ? Il était évident qu’Erwann allait changer son fusil d’épaule.

Tout en continuant à manger, Gwendoline se met à pleurer en silence. Évidemment que cela ne pouvait pas marcher. Qui voudrait d’elle ? Boulimique, prostituée, sale, sale, sale.

Sale et seule.

Gwendoline se tord sur le canapé, la souffrance qu’elle ressent dans le ventre ne passe pas. La nausée la gagne et même si elle ne veut pas vomir dès maintenant, elle se rend compte que cela devient nécessaire. Son estomac a juste besoin de souffler un peu après ce qu’elle vient de lui envoyer. Elle se lève avec difficulté, presque pliée en deux. En passant devant le miroir du salon, elle s’arrête devant son reflet. Ses bras sont trop minces, ses clavicules trop saillantes. Elle semble plus menue qu’avant, pourtant elle a mangé avec Erwann, elle ne comprend pas. C’est vrai que ces temps-ci, elle a sauté pas mal de repas, effrayée à l’idée qu'une alimentation normale ne la fasse grossir. Elle a préféré se sous-alimenter, au cas où, par précaution. Et puis, elle était sur son petit nuage avec Erwann, et comme le dit l’expression, avec lui, elle pouvait se satisfaire d’amour et d’eau fraîche.

Résultat, elle a fondu comme un carré de chocolat au soleil. Cela la frappe d’autant plus que son ventre est gonflé et tendu comme celui d’une femme enceinte. En comparaison de cette protubérance, tout son corps paraît élimé, rincé, à bout.

Elle prend une bouteille d’eau et s’assoit par terre pour la boire, presqu’intégralement. Son ventre gonfle encore et des gargouillis se font entendre. Elle connait le processus, l’eau va dissoudre les aliments qui sont tombés en blocs directement dans son corps, à peine mâchés. Il aurait été préférable d’utiliser de l’eau bien chaude, mais elle se sent si épuisée par tous les efforts qu’elle vient de faire qu’elle n’a plus le courage de faire chauffer la bouilloire ou d’aller jusqu’au robinet remplir sa bouteille d’eau chaude. Sans force, le corps en souffrance, elle s’allonge sur le sol de la cuisine le temps que l’eau dissolve la nourriture compacte.

Au bout de quelques minutes prostrée ainsi, elle rampe jusqu’aux toilettes et se met debout, bien au-dessus de la cuvette, penchée en avant. Elle reste dans cette position quelques dizaines de secondes, redoutant ce moment où elle va devoir se forcer à vomir. Plus les crises sont espacées, plus vomir est compliqué, elle le sait bien. Les deux mains sur la cuvette, la tête au plus près du trou, elle contracte son ventre pour faire remonter le trop-plein de nourriture.

Une fois. Deux fois. Rien.

Merde. C’est bloqué. Elle recommence à plusieurs reprises mais rien n’y fait, son corps fatigué refuse de restituer la bouillie qu’elle veut voir ressortir.

La première technique ne fonctionne pas, alors elle enfonce deux doigts dans sa gorge. La sensation est très désagréable, d’autant plus que cela fait longtemps qu’elle n’a pas eu recours à cette méthode barbare. Elle gratte le fond de sa gorge avec son index et son majeur, appuyant fortement ses dents contre la peau de sa main. Comme toujours, demain il y aura une marque visible à l’endroit où ses dents auront laissé leurs empreintes.

Après quelques tentatives infructueuses, la nourriture broyée et ensalivée commence à remonter par petits bouts et atterrit directement dans l’eau des toilettes, éclaboussant la jeune femme au passage. Pas grave, dégueulasse pour dégueulasse, pense-t-elle désabusée. Son ventre lui fait mal. Elle est exténuée, ses mains se mettent à trembler, et elle a chaud, comme si une fièvre soudaine venait la cueillir.

Obnubilée par l’idée de se débarrasser de tout ce qu’elle a avalé, elle se force à tout rendre, les doigts enfoncés profondément jusqu’à la glotte. Des paquets de viennoiseries agglomérées réapparaissent comme par miracle, encore et encore. Soudain, sa tête commence à tourner, déstabilisant sa position, la forçant à s’asseoir par terre le long du mur des toilettes, la main et l’avant-bras encore recouverts de saletés malodorantes.

Ce n’est pas comme d’habitude, elle le sent. Jamais auparavant son corps ne l’avait fait autant souffrir, et cette chaleur qui l’envahit ; ce n’est pas normal. On dirait que son organisme est en train de déclencher l'alerte rouge. Elle vacille, fébrile, le cœur battant de plus en plus fort. L’angoisse lui étreint la poitrine, là où son palpitant paraît devenir incontrôlable, s’emballant comme un cheval fou lancé au galop.

— Mon Dieu, ne m’abandonne pas ! Pas maintenant. Ma fille, Seigneur, ma fille, je ne peux pas mourir. Je ne veux pas mourir, déclare-t-elle, terrorisée.

L’accélération cardiaque continue, et avec elle la peur que tout son corps la lâche, qu’elle claque ici, avachie dans ses toilettes, couverte de vomi. Elle s’allonge, ou plutôt se laisse glisser sur le carrelage gelé, bouillante mais transie de froid, tandis que tout devient de plus en plus flou et sombre autour d’elle. Et ce téléphone qu'elle entend sans cesse vibrer au loin, comme une musique funeste...

— Seigneur, ne m’abandonne pas, je t’en supplie, murmure-t-elle une dernière fois.

Mais déjà la nuit tombe sur elle, aussi sûrement que le soleil se couche chaque soir depuis la nuit des temps.

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