Mixture et invités
« Non, ça ne va pas… »
Je grimace en remuant ma mixture verdâtre dans le sens des aiguilles d’une montre. Rien, aucune réaction, elle reste de cette couleur terne entre le gris et le kaki, pourtant tout y est. Je suis apparemment une catastrophe lorsqu’il s’agit de potions. Heureusement, ça ne fait pas partie du programme scolaire habituel en France. Celle-ci était censée être un filtre suffisamment puissant pour repousser tous les insectes et nuisibles pour la saison, mais vu le résultat , je pourrais m’estimer heureuse si j’arrive à les éviter une semaine. A mon avis, s’ils ne s’invitent pas chez moi, ce sera uniquement à cause de l’odeur nauséabonde qui se dégage du produit.
J’ai vraiment la poisse avec les insectes. Et avec les animaux en règle générale. Peut-être aussi un peu avec les humains. J’ai tendance à attirer les dégénérés ces derniers temps. Ma vie sentimentale ressemble à un genre de palmarès des vilains petits amis. En bref, les cafards me poursuivent partout, tout le temps et sous toutes les formes imaginables.
Je reprends ma spatule et je relis la page jaunie du vieux livre de ma bouquiniste préférée. Magie domestique pour débutants : mixtures à votre portée, écrit par une certaine Bénédicte Satarno en 1932, m’a été offert par Édith, après un énième achat de roman d’amour historique. Je lui racontais que j’avais dû appeler les désinsectiseurs pour la troisième fois cette année et qu’au lieu de s’excuser de l’inefficacité de leurs traitements, ils m’avaient proposé, hilares, une carte de fidélité ou le numéro d’un exorciste. En voyant le titre du gros manuel vert, j’ai ricané, mais accepté. J’ai beau faire partie des sceptiques, au point où j’en suis, ça ne coûte rien d’essayer.
J’ai passé une bonne demi-journée à faire toutes les pharmacies et herboristeries de la grande ville voisine pour trouver l’ensemble des plantes de la formule « Plus un nuisible ne vous nuira ». Il manquait encore de l’écorce de bouleau que j’ai déniché dans un parc près de la maison, et des sabots de vénus, que j’ai eu la chance de trouver en forêt pendant une promenade matinale. En me renseignant ensuite, j’ai appris que celle-ci fleurissait au printemps, j’ai eu bien de la chance de ne pas avoir trouvé cette recette en automne…
Criiic-criiic.
Quelle horreur, j’entends toutes ces petites bêtes gratter partout dans les murs, je ne veux même pas savoir de quoi il s’agit. Je suis arrivée à côté de Saint-Germain avec ma mère il y a huit ans déjà, j’avais seize ans, et déjà une peur bleue des insectes et des petits animaux grouillants. Depuis petite ils ont toujours eu tendance à me suivre et se poser sur moi sans arrêt. Je ne me suis jamais faite piquer mais je déteste me réveiller avec un insecte sur la joue ou entre les draps. Nous avons déménagé trois fois en cinq ans, principalement à cause de mes petits « problèmes » scolaires mais toujours en espérant se séparer des rats, souris, invasions de bébés araignées qui nous poursuivaient sans cesse. Cela n’a fait qu’empirer. J’espérais vraiment qu’après la location de mon appartement personnel, en ville et au premier étage d’une résidence sécurisée, toutes ces histoires seraient derrière moi. Il faut croire que non. Le karma, sans doute.
Après avoir réussi à dissoudre la plupart des grumeaux, et prise d’un furieux sentiment de ras-le-bol, je jette mes ustensiles sales dans l’évier et laisse refroidir ma casserole. En attendant, je me prépare un café, j’y ajoute un peu (beaucoup) de chantilly me pose sur mon canapé. L’appartement n’est pas grand, un séjour-cuisine qui me permet de déplier un canapé-lit lorsque ma mère me rend visite, et une chambre assez grande pour ce que j’appelle un lit d’adolescente. Plus grand qu’un lit une place, donc parfait pour les soirées pyjama avec une copine, mais bien trop petit pour y inviter un garçon. Ce qui me convient parfaitement bien. Depuis mes deux dernières « relations » je ne me suis jamais sentie aussi peu prête à me rapprocher sérieusement d’un individu masculin. Un cappuccino, des crêpes, et des romans, beaucoup de romans. Voilà la clé du bonheur selon moi, Val. Oh évidemment, j’aime quantité d’autres choses, les balades en forêt, l’art, la biologie et l’astronomie. Après mon baccalauréat, choisir une voie a été très difficile pour moi, je ne pouvais pas tout faire, j’avais des facilités en biologie, alors j’ai opté pour ce cursus. Pour le moment, cela me convient, même si je trouve les journées souvent longues et ennuyeuses, la vie d’étudiante me laisse assez de temps libre pour mes loisirs et un petit job dans une boutique de matériel d’art. Job qui m’a permis de me fournir à moindre coût pour refaire par petites touches la décoration vieillotte de mon chez moi. En chinant à droite et à gauche, en restaurant quelques meubles, mon salon a enfin la décoration vintage bohème de mes rêves, dans les tons pourpres et orangés, avec quelques touches moutarde. Je m’y sens bien. C’est tout petit, mais douillet. Le seul point noir pour moi, c’est de faire rentrer tous mes livres dans seulement deux bibliothèques. Je n’arrive pas à m’en séparer et la situation s’empire chaque semaine, la faute à Édith. Ma chambre, elle, est toujours en chantier, entièrement peinte en blanc, certains de mes cartons d’emménagement y sont toujours entreposés le long du mur face au lit.
Après avoir lu deux chapitres de cette nouvelle série romantique suivant les histoires matrimoniales de jeunes nobles anglaises du seizième siècle, style dont je ne me lasse toujours pas, je vais vérifier ma toute première potion magique. Rien qu’en pensant aux mots «potion magique », je ne parviens pas à retenir un rictus nerveux. Comment ai-je pu en arriver là ?
Après avoir remué à nouveau, je passe le liquide au chinois et le vide dans un vaporisateur et entreprends de faire le tour de chaque porte et fenêtre. Il aura fallu diluer deux fois avant de pouvoir disperser le produit correctement, mais je suis enfin satisfaite. Bon, soyons honnêtes, ça sent vraiment mauvais et je vais devoir aérer un moment, au risque de laisser entrer oiseaux et papillons de nuit, mais j’essaie de rester optimiste.
Mon alarme sonne, il est déjà seize heure et il est grand temps pour moi d’aller travailler. Les vendredis et samedis soirs, au centre ville, les commerces sont ouverts jusqu’à vingt heure. Ce qui me permet de faire suffisamment d’heures pour vivre plutôt correctement pendant mes études.
A vingt et une heures, je rentre enfin à la maison, et souffle un grand coup en m’affalant sur mon canapé. La soirée aura été très intense à la boutique pour un samedi d’Avril. En général, seule la période des fêtes de fin d’année est mouvementée. Notre clientèle habituelle est surtout composée d’habitués, des artistes ou des étudiants en arts ou en graphisme. Aujourd’hui, cependant, je n’ai pas arrêté de courir. Les clients ont défilé sans discontinuer tout au long de l’après-midi, puis il a fallu ranger et faire la caisse. Arrivée à l’arrêt de bus, je me suis aperçu que j’avais oublié ma carte de transports à la boutique. C’est donc après trois quarts d’heure de marche rapide et le souffle court que j’ai pu passer ma porte et m’enfermer à double tour. Rentrer seule à pieds à la nuit tombante a le don de me rendre un peu paranoïaque. J’ai toujours l’impression d’être épiée, suivie, tant que je n’ai pas verrouillé chaque porte et fenêtre. Mon dernier copain collant n’a fait qu’aggraver mon stress en me suivant sans arrêt pendant les deux premiers mois qui ont suivi notre rupture. Je ne compte plus les lettres enflammées puis légèrement agressives que j’ai retrouvées dans ma boîte aux lettres, mon sac de cours, et même dans le courrier du boulot. Quand je dis que j’ai un problème avec les nuisibles…
« Crrrrrrrr-crrrrrr »
Encore ces sales bestioles. Pourtant je n’en vois aucune dans l’appartement, ce qui est plutôt une très bonne surprise. En général, j’ai au moins deux ou trois visiteurs au retour du travail.
« Mrrrrrrrrrrraaaaaa »
Plutôt inhabituel tout de même. Je fais le tour du salon, rien. J’allume ma chambre et pousse un cri strident en voyant une ombre à la fenêtre. J’allume la lumière en essayant de calmer les battements de mon cœur grâce à l’une des dizaines d’exercices de respirations que mes parents m’ont enseignées petite. C’est assez efficace pour me permettre d’avancer jusqu’au carreau. Ma peur s’évanouit complètement lorsque je découvre un adorable, mais sans doute bientôt mort, oisillon. Malheureusement, il est rare qu’ils survivent à une chute violente, de plus, il a l’air très jeune, sans sa mère, il n’a quasiment aucune chance de survie. Je le recueille tout de même au creux de ma main, inutile de le laisser mourir de froid, les nuits sont encore fraîches. Il s’y blottit immédiatement. Après quelques recherches sur internet, je commence par lui donner un peu à boire, je ne pourrai malheureusement rien lui trouver à manger chez moi avant demain, à moins de passer chez le vétérinaire de garde. Au risque de passer pour une idiote, je tente un coup de fil à la clinique située à deux pâtés de maison.
Piaf (comme je l’ai surnommé) a beaucoup de chance, donc deux heures plus tard, il a déjà mangé pour la première fois. Le « très gentil » vétérinaire m’a bien prévenue qu’il n’avait que peu de chances de vivre, mais il m’a tout de même donné ce qu’il fallait pour le nourrir et l’hydrater. Il n’a pas su reconnaître son espèce avec certitude, mon petit spécimen est trop petit pour être un rapace, pourtant il en la le bec. Nous verrons bien s’il passe la nuit, qui sera bien longue, car un bébé oiseau, c’est pire qu’un bébé humain. « Ils mangent toutes les heures les premiers jours » a dit le monsieur.
« Toutes les heures, hein, Piaf ? Tu as bien choisi ton jour… »
Le lendemain matin, je me réveille en sursaut au son d’un petit cri aigu. Je me dépêche de donner sa pâté reconstituée au volatile que j’ai lâchement laissé mourir de faim les deux dernières heures, même mon réveil n’a pas réussi à me tirer de mon cauchemar. En sueur, je jette un œil autour de moi, aucun autel en pierre, aucun vitrail, pas de bougie ni de sauge qui brûle. Il faut vraiment que j’arrête les films d’horreur. Piaf a l’air plus vigoureux. Il semble bien décidé à prouver au vétérinaire qu’il peut vivre. Il frotte son tout petit bec sur mes doigts, les pince. Avec un peu de chance, il sera insectivore et me débarrassera de tous ces insectes.
Quand mon téléphone sonne, je sais déjà que mon père sera au bout du fil. On est dimanche.
« Comment tu vas ma chérie ?
- Toujours bien mon papa, et toi ? Comment ça se passe chez toi ? Toujours dans les rénovation du jardin ?
- Oui toujours, on a fini de restaurer le mur d’enceinte en vieilles pierres, on devrait installer le portail la semaine prochaine. Tu viendras bientôt en vacances ?
- Je ne sais pas quand je pourrai venir, je n’ai pas de congés avant début septembre normalement. Mais j’ai hâte de voir ça ! Les enfants vont bien ?
- Oui, Maggie a bien grandi ! On va fêter ses anniversaire la semaine prochaine. Solal va bien aussi, il sera bientôt au collège, sa mère s’inquiète un peu, tu sais comment elle est, Lucille.
- Oui, je sais bien ! Tu les embrasseras tous pour moi.
- Sinon, toi, ça va ? Rien de nouveau ? D’inattendu ?
- Non, papa toujours pas ! Rien de nouveau, rien d’inattendu, comme la semaine dernière ! Aucun fantôme, pas de petits hommes verts venus d’une autre galaxie. Juste la fac, le boulot, le bus et Piaf !
- Qui ça ?
- Piaf ! J’ai trouvé un bébé oiseau sur le bord de ma fenêtre hier soir. J’espère qu’il va survivre pour manger mes cafards, mais le vétérinaire n’y croit pas trop.
- Quel genre d’oiseau ?
- Le genre bébé, tout rose et maigrichon, avec quelques bouts de duvet blanc et un bec crochu.
- Hmmmm… J’espère que tu le sauveras ma belette. Tu me raconteras. Bon je dois y aller, Lucille m’appelle en cuisine, on prépare un rôti avec des carottes. Les petits aiment toujours autant. Je t’embrasse ma chérie, prends soin de toi, fais attention surtout, tu sais que j’ai peur des grandes villes, avec tous ces dégénérés qui se promènent.
- Oui, papa, je suis toujours prudente tu sais bien, et tu sais que j’ai un radar à mauvaises personnes, je me trompe rarement sur leurs intentions ! »
Sauf pour les garçons, mais ça, je le garde pour moi. Pour mon père, j’ai toujours douze ans, il est donc absolument impossible que j’ai pu avoir un petit ami un jour.
« Oui, je sais, fais confiance à …
- Ton intuition ! Je sais papa. Aller, en cuisine. Je vous aime fort. »
Je souris, je trouve les inquiétudes de mon père attendrissantes. Quand il m’appelle, j’ai toujours le sentiment qu’il s’assure que la catastrophe, celle qui va assurément me tomber dessus, n’est pas encore arrivée.
Vers quinze heures, j’ai l’impression d’avoir nourri mon nouveau copain en continu. Entre le temps de préparation, la mise en seringue, la prise du repas, la vaisselle et le nettoyage des crottes de Piaf, je n’ai pas eu le temps de faire grand-chose. J’ai à peine avalé un bol de nouilles chinoises lyophilisées, bu une infusion à la camomille et pris une douche qu’il réclame sa prochaine ration. C’est pénible, mais pour une raison que je ne m’explique pas, je n’arrive pas à lui en vouloir. Il me fixe avec ses tout petits yeux noirs, en tournant sa tête dans tous les sens dès que je bouge dans le salon. Il ne se calme vraiment qu’au creux de mes mains et piaille dès que je m’éloigne. Je crois qu’il me prend pour sa maman. Moi qui n’ai jamais eu le moindre instinct maternel, cette relation de dépendance devrait me tétaniser, mais non. Curieusement, tout me semble « normal ». Je m’inquiète surtout pour la journée de demain, je n’imagine pas le laisser seul ici sans manger, je vais donc devoir trouver une solution pour l’emmener à l’université avec moi.
Je travaille encore à la rédaction mon mémoire de recherche avec cette petite boule d’amour sur un genou en prenant garde à ne pas l’écraser lorsque la nuit tombe. Piaf prends son quatorzième repas de la journée, plus en forme que jamais, tandis que je somnole, la seringue entre les doigts. La sonnette de l’appartement me réveille en sursaut. Le temps de passer un gilet sur mon pyjama dépareillé et mes chaussons en peluche, je vais ouvrir en sautant par dessus le bazar que j’ai laissé traîner tout le week-end. Prétendre que je suis une fée du logis serait mentir. D’ailleurs, j’espère trouver Madame Guiraud derrière ma porte. Cette adorable mamie qui vit dans l’appartement situé face au mien vient souvent m’apporter un petit plat en échange de petits coups de pouce pour ses courses ou les réglages de son téléphone portable. En imaginant son gratin de pommes de terre, je salive déjà. Quand je découvre une inconnue sur le pas de la porte, trois sentiments me submergent instantanément. En premier lieu, la honte. Quitte à ouvrir à des inconnues, j’aurais préféré porter de vrais vêtements dépourvus de licornes. Ensuite, une bouffée de sympathie qui est souvent un très bon signe quand je rencontre de nouvelles personnes. Et enfin, un genre de méfiance mêlé à de l’espoir et de la peur, je comprends assez vite que ces sentiments là ne sont pas les miens. Mon père m’a toujours dit que j’avais un don pour entendre le cœur des gens. Je pense surtout avoir appris à décoder finement les expressions faciales et les attitudes de mes concitoyens. Cette fille, elle me plaît bien, mais ça n’a pas l’air réciproque pour le moment.
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