Chapitre 3

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Le taxi me dépose à deux rues de mon appartement. Je paye le chauffeur et son turban, un peu à contrecoeur comme d’habitude, puis le regarde se mélanger aux autres yellow cab qui constituent presque l’intégralité du trafic de cette ville. Le cadre urbain peut bien sembler photogénique pour certains, je n’y ai jamais rien vu d’autre que la pollution et la surpopulation, où émane des bouches d’égout parfois fumantes toujours le même parfum ; celui de la restauration rapide et de la diarrhée.
Une fois le véhicule hors de ma vue, je me fond à mon tour parmi mes semblables en mouvement et presse le pas. Je n’ai aucune idée de ce à quoi m’attendre en retrouvant mon appartement, mais ce n’est pas cela qui m’inquiète. Il est possible que je fonce droit dans la gueule méphitique du loup, mais honnêtement, j’ai la forte intuition qu’il ne m’arrivera rien. Un piège de ce genre serait trop rapide, trop évident pour un Jason Vorm au sommet de sa domination. Et puis, il s’attend sûrement à ce que je ne tente rien tout de suite, et agir de la sorte, un peu par impulsion, est le meilleur moyen de le prendre à contre-pied. Je n’ai pas peur de lui, et tant mieux si cela lui gâche son plaisir sadique. Ce qui m’inquiète, c’est qu’il soit arrivé quelque chose au contenu de la mallette, cachée sous mon lit.
Je tourne à gauche. Un homme promène son minuscule chien devant moi. Comment peut-on encore appeler ça un chien ? Le gars est immobile en attendant que la créature répugnante à l’autre bout de la laisse termine de soulager sa vessie contre le pneu d’une Ford stationnée-là. Son regard, ainsi que son pouce, caresse l’écran du téléphone qu’il tient à la main, si bien qu’il ne lève même pas les yeux lorsque je m’approche. Je dois alors me décaler afin de pouvoir le dépasser et continuer mon chemin.
Je hais l’espace croissant qu’occupe autrui dans mon espace personnel. Une bonne guerre, une bonne pandémie de type peste noire et on y verrait déjà un peu plus clair sur cette planète. Des files d’attente plus courtes, toujours de la place pour se garer, et surtout moins de connards accros à Twitter qui pensent que le trottoir leur appartient. En plus, je trouverais toujours du boulot. Qu’ils soient les dix derniers représentants de leur espèce ou près de huit milliards, les humains trouveront toujours des bonnes raisons de s’entretuer.

J’arrive au croisement, et juste avant de devoir tourner dans ma rue, j’éprouve un certain doute. Je ne risque peut-être pas de tomber sur Vorm directement aujourd’hui, mais s’il m’observait ? Ou mieux, et s’il avait engagé quelqu’un pour me suivre et épier le moindre de mes faits et gestes ? Il pourrait s’agir de n’importe quel passant : un piéton, un chauffeur de taxi, ou même cet homme promenant son chien quelques instants plus tôt. Ce serait la couverture parfaite, si on y pense.
Avant de changer de direction, et tout en marchant, je jette un coup d’oeil derrière moi. L’homme et son erreur de la nature quadrupède ne sont plus là. A la place, une mère et son fils progressent dans la rue les bras chargés de sacs de courses en papier desquels dépassent quelques fanes de carottes noircies. Le trottoir d’en face, lui, est désert, hormis la présence d’une jeune adolescente aux cheveux bleus assise sur les marches d’un immeuble, des écouteurs dans les oreilles et une cigarette entre les doigts. Pendant une poignée de secondes, je ne sais pas si je dois m’en inquiéter. Je décide tout de même de prendre la direction de mon domicile. Je dois m’en inquiéter, mais pas tout de suite. Si quelqu’un m’observe, il le fait dans le but de me suivre lorsque je rentrerai à mon hôtel. Ainsi Vorm saurait où je me cache. Je trouverai une solution lorsque je ressortirai. Pour le moment, je dois absolument aller récupérer ce qui me revient. Je n’ai pas le choix.
Le bâtiment dans lequel je réside ne paie pas de mine de l’extérieur, ni même de l’intérieur. On pourrait penser qu’avec des revenus aussi élevés que les miens, j’aurais tôt fait de choisir le luxe d’un appartement moderne entièrement neuf en plein coeur de Manhattan, où le prix de l’immobilier plafonne à environ vingt mille dollars le mètre carré, mais je ne suis pas aussi dépensier. Pas du tout d’ailleurs. Je n’ai jamais été motivé par l’acquisition de biens matériels à outrance, je n’ai rien à compenser ni même à prouver à qui que ce soit. Même si je n’avais pas besoin de rester discret du fait de ma profession, je n’aurais pas fait partie de ces gens qui prennent plaisir à montrer qu’ils ont mieux réussi que les autres, comme si l’argent faisait partie intégrante de leur définition. Être un esclave modèle de la société ne devrait pas être une fierté. Voilà une des raisons pour lesquelles j’ai choisi un cursus un peu plus… illégal. Tout le monde devrait en faire autant. Fini les taxes, tout atterrit directement dans votre poche, ainsi vous ne financez plus tous ces gros lards somnolents qui vous extorquent au nom de l’état, et qui n’ont jamais rien fait d’autre que cirer le banc des écoles. On n’est jamais mieux asservi que par soi-même.

Je pénètre dans le hall d’entrée vieillot sans avoir à sortir mes clés. La porte est grande ouverte, un morceau de bois la cale par en-dessous.

Différentes odeurs m’accueillent au fur et à mesure que je gravis les étages et franchis les paliers de voisins que je n’ai jamais vu. Au premier, l’air est chargé d’épices, comme dans les cuisines d’un restaurant traditionnel indien. J’ai l’impression de bouffer par les narines, ce qui me fait penser que je n’ai rien avalé depuis la veille et que je n’en ressens toujours pas le besoin.
Je poursuis mon ascension pour me retrouver au deuxième étage, où l’air se fait plus respirable, la pollution étant cette fois plutôt d’origine sonore. De la musique populaire parvient à s’échapper d’un des deux appartements de ce niveau et se répercute dans les couloirs, sans toutefois que cela ne soit assourdissant.

Le troisième et dernier étage est bien plus calme. Pas de Katy Perry, ni de poulet Tandoori. Normal, c’est le mien. L’immeuble est ainsi fait que je ne partage mon étage avec personne d’autre ici, et heureusement. Personne n’aurait peur d’un tueur à gage qui sent le curry.
Je m’arrête devant ma porte d’entrée. La serrure est en place, le bois n’est pas écorché. Je ne décèle aucun signe qu’elle ait été forcée. Je colle mon oreille contre la paroi de bois et tente d’écouter à l’intérieur, mais là encore, tout semble normal. Si un intrus s’est invité sans ma permission, il n’existe qu’un seul moyen de le savoir. J’insère ma clé qui tourne sans aucune résistance.
A première vue, là encore, tout est comme je l’avais laissé. Je m’attendais peut-être à ce que mon logement soit sens dessus dessous, mais tout est en ordre, ce qui ne peut que signifier qu’on savait exactement où et quoi chercher. Il n’y a pas beaucoup de surface habitable, donc très peu de cachettes potentielles, mais tous mes sens restent aux aguets. Je referme derrière moi et avance prudemment jusqu’au salon.
Je ne possède quasiment aucun meuble, et aucune décoration. Un fauteuil au milieu de la pièce fait face à une télévision ridicule que je n’allume jamais, et qui me sert plutôt de décor. La cuisine ouverte sur ma droite est toujours aussi propre et bien rangée, bien qu’il n’y ait pas grand chose à ranger. J’examine les fenêtres de ces deux pièces : aucune n’est brisée ou mal fermée.
Je tends l’oreille. Même si tout indique le contraire, j’ai l’étrange sensation que quelque chose d’anormal se cache juste sous mes yeux, comme si je n’étais pas seul. Vorm, ou n’importe qui ayant pu agir sous ses directives, s’est introduit ici à un moment. Le poignard retrouvé planté dans le coeur de ce SDF en est la preuve matérielle. Peut-être est-ce la sensation qu’éprouvent tous ceux ayant déjà été victime d’un cambriolage. Je n’irais pas jusqu’à dire que je me sens violé, mais il est vrai que je ne me sens pas à l’abri.

Je continue mon chemin jusqu’à la chambre, et comme on pouvait s’y attendre, rien n’a changé de place ici non plus. Pas même la mallette sous mon lit, toujours verrouillée par le cadenas à combinaison. Je sais que cela ne protège pas vraiment son contenu : quiconque de réellement déterminé pourrait l’ouvrir avec un peu de bonne volonté, ce n’est qu’une petite malle. Le cadenas a surtout une utilité dissuasive, pour l’esprit curieux lambda, et il dissimule aux yeux d’éventuels voleurs la vraie valeur de son contenu. Mettre ces objets dans un vrai coffre-fort aurait été trop suspect.
Le coeur battant, j’entre la combinaison de quatre chiffres et ouvre la malle. Tout y est, sauf le poignard évidemment, que je porte sur moi depuis la veille. L’arme de poing, le fusil, les cartouches de munition, ainsi que la boîte noire. J’ouvre celle-ci, et je pousse un long soupir de soulagement. La bague s’y trouve toujours. C’est un bijou magnifique, tout en argent, et orné d’un véritable saphir. Elle appartenait à une personne très importante pour moi, à une époque bien révolue, et cet objet est la seule chose qui m’en rattache encore, comme une preuve que tout a bien existé un jour.

Je referme la boîte dans un claquement sec et la fait disparaître dans l’une de mes poches. Vorm ne devait pas être au courant que ce bijou est la seule chose qui possède encore de la valeur à mes yeux. Je serais devenu complètement fou de rage si on me l’avait enlevé, et dans un tel état, aveuglé par la colère, je n’aurais pas survécu longtemps. Il a beau connaître beaucoup de choses sur moi, visiblement, il ne connaît pas mon unique point faible. Par contre, je pense connaître le sien, et cela signifie que le vent peut commencer à tourner en ma faveur. Mais je dois m’éclipser d’ici d’abord. Je n’ai pas envie de m’éterniser plus longtemps. J’ai trouvé ce que je suis venu chercher.

Au moment de quitter la pièce, je ne peux pas prouver qu’il y a bien eu effraction dans mon appartement, pendant mon absence. Je savais que tout ce qui m’arrive a été établi à l’avance, mais je ne soupçonnais pas l’ampleur de cette préméditation.

Ma théorie : Vorm agit seul. Il a pu crocheter la serrure, ou se procurer un double des clés je ne sais comment, me voler l’arme et planter le sans abri avant même que je n’arrive sur place ce soir-là. Je n’étais pas à la maison l’après-midi. Le clochard aurait pu être mort depuis tout ce temps, avec ce mot qui m’était destiné épinglé sur sa poitrine, qui s’en serait soucié ? Même moi, je ne me souviens pas avoir pu distinguer s’il était en vie ou non au moment d’arriver dans cette ruelle, que personne ne fréquente d’ailleurs.
Il prépare sa traque depuis un certain moment déjà. Il est entré chez moi, et de la même manière qu’il a pu ouvrir ma porte, a déverrouillé la malle, et est allé assassiner et placer à cet endroit le sans abri car il savait qu’on avait rendez-vous le soir même dans le bar juste à côté. Comment sait-il qui je suis et que j’étais sur ses traces ? Où a t-il obtenu mon adresse, et quelles informations supplémentaires connaît-il à mon sujet ? Et surtout, quel est son prochain coup ? Combien de temps compte t-il encore jouer au chat et à la souris avant de frapper ?
Je dois bien l’admettre, je ne suis pas de taille face à lui actuellement. S’il l’avait voulu, j’aurais été mort depuis longtemps, hier soir, voire même bien avant. Je croule complètement sous les interrogations. Il faut que je fasse le vide dans mon esprit et que j’anticipe son plan, mais pas avant que je m’en aille d’ici. Ce sentiment de malaise qui ne fait que croître depuis mon arrivée ne m’aide pas à avoir les idées claires.

En sortant de la chambre, la mallette à la main, je marche sur quelque chose qui craque sous ma chaussure, à mi-chemin vers le salon. Je lève le pied, et ne comprend pas tout de suite la provenance de l’objet. Pourquoi y a t-il un morceau de verre parfaitement aiguisé de la taille d’un ongle en plein milieu du couloir ? Serait-ce le signe d’effraction que je cherchais ? Les fenêtres n’ont pourtant pas la moindre égratignure, j’ai bien vérifié. Mon regard suit le cheminement du couloir jusqu’à son extrémité, où la porte de la salle de bain est entrouverte. C’est la seule pièce que je n’ai pas encore eu le temps d’inspecter. D’un geste, je vérifie que la lame est toujours contre ma taille et je prends la direction du couloir. Je comprends instantanément l’origine du fragment réfléchissant dès que je pousse la porte qui s’y trouve au bout.

Le miroir de la salle de bain est complètement détruit, il n’en reste que le cadre. Tout le verre est éparpillé sur le sol et dans la cuvette du lavabo juste en dessous. Je reste figé sur place car je ne comprends pas le message derrière cette action. Si cela fait partie de ses tentatives d’intimidation, je n’en saisis pas l’intérêt. Malgré toutes les questions sans réponses en suspens dans mon esprit, c’est celle-ci qui me ronge le plus au moment de quitter l'appartement. Et même cela, je ne parviens pas à l’expliquer.

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