Chapitre 7 - Fin
Je subis le trajet, emmuré dans mon silence, presque en apnée. Les voix grivoises des deux agents devant moi ne parviennent plus jusqu’à mon cerveau : essayer de les comprendre reviendrait à essayer de comprendre un bègue récitant “Le grand palindrome” de Georges Perec sous l’eau et de tête. Chacun de mes neurones est mobilisé dans la guerre qui oppose ma raison et mes émotions. Je pourrais exploser à tout moment comme une bombe A lâchée sur une métropole japonaise, éradiquant des jaunes sur plusieurs générations, mais une partie de moi résiste encore de toutes ses forces afin de contenir cette apocalypse aux conséquences irrémédiables. Je suis sur le point de craquer comme jamais je n’ai craqué auparavant, et heureusement que les menottes à mes poignets m’entravent dans mon dos et m’aident à me contenir. Ma mâchoire se serre et se relâche comme sous l’effet de la cocaïne, mûe par de terribles tics nerveux incontrôlables. Mes yeux semblent fondre à l’intérieur de mes orbites. Je me sens prisonnier de mon propre corps, comme si j’observais mon environnement depuis l’intérieur de mon esprit, à travers des yeux tels les meurtrières d’une cellule dans laquelle je croupis depuis perpétuité. Quelqu’un d’autre m’anime comme un ventriloque ; je suis la marionnette violée qu’on agite par l’arrière pour faire s’esclaffer d’autres pantins pas moins désarticulés que moi. L’agent de police côté passager devant moi communique à travers sa radio et me jette des coups d’oeils amusés comme si j’étais son plus beau trophée.
J’aimerais voir brûler le monde, en commençant par ces flics ignorant qui font carrière dans la dictature et qui ne se sentent plus pisser avec le peu de pouvoir que leur confie l’uniforme. Je veux que les villes partent en fumée, et que la Terre se pare d’un masque exfoliant pour éliminer toutes les impuretés que nous sommes, ainsi nous retrouverons notre place et notre humilité. Qu’il ne subsiste rien d’autre qu’un sol nettoyé et fertile, propice au recommencement d’une vie inédite. Fini, les politiques, les grandes fortunes snobinardes, les prolos abasourdis par le poids de leur crétinerie, les parents qui pensent que tout leur revient comme si le fait de créer la vie était encore quelque chose d’extraordinaire aujourd’hui, les femmes enceintes, les croyants, les transgenres gender-fluid non-binaires, les féministes, les végans, les beaufs, les provocateurs, les cultes religieux et leurs fanatiques, et les gens qui utilisent des expressions comme “C’est quali !”. Qu’ils périssent dans les flammes, et moi avec.
La voiture se gare, et je me laisse docilement manipuler lorsque les agents m’entraînent à l’intérieur du poste de police de quartier. Un troisième gars nous accueille et me fouille à l’entrée. On me confisque les clés de ma chambre d’hôtel, mon portefeuille, ainsi que la boîte à bijoux contenant la bague. Rien de dramatique : dans quelques heures, je serai sorti d’ici et je reprendrai ma vie comme si rien ne s’était passé. Il suffit juste de tenir bon et d’être patient.
Alors qu’on traverse l’établissement, je tente d’examiner mon environnement aussi vite que possible. Même si je n’identifie toujours pas Vorm, cette fois, j’ai la certitude qu’il est ici-même, en ce moment, avec moi. Notre rencontre tant attendue est sur le point d’arriver, je le sens, et je n’ai plus l’ombre d’un doute à ce sujet.
Je suis conduit dans un bureau minuscule et étroit. La pièce ressemble au lieu de vie d’un homme divorcé dans la cinquantaine. Un ordinateur dépassé impose le poids de son retard technologique à un bureau déjà croulant sous une montagne de paperasse et de classeurs colorés. Parmi ce foutoir, je remarque plusieurs emballages de nourriture à emporter : des gobelets vides de chez Starbucks, des emballages de fast-food, des cartons de pizzas graisseux et des barquettes de plats asiatiques. Je suis prêt à parier que tout ce désordre est en fait très organisé pour l’homme qui travaille ici, comme si ce décor était à l’image de son mode de pensée usé et noirci au fil des années de carrières et des aléas de la vie. L’officier m’installe sur l’une des deux chaises disposées en face du bureau, vérifie que mes menottes sont toujours solidement attachées à mes poignets, et s’en va sans même me dire un mot. Voilà qui est original.
J’entends des conversations enjouées dans le couloir derrière moi, mais je reste bien sagement à l’endroit où on vient de m’installer. Dans quelques minutes, Jason Vorm viendra s’asseoir en face de moi, de l’autre côté de ce bureau, c’est inévitable. Ma colère ne s’est toujours pas apaisée pour autant, je tiens à peine sur place et résiste à l’envie folle de me lever et de foutre en l’air toute la pièce. Le peu de contrôle qu’il me reste me permet toutefois d’avoir le recul nécessaire avant d’agir sans réfléchir, et au lieu de me laisser physiquement submerger, je choisis d’examiner la pièce dans ses moindres détails en attendant.
Derrière la paperasse volante, derrière les emballages et les restes de nourriture moisie qui s’y trouve encore, derrière l’ordinateur à l’écran monstrueux, j’arrive à apercevoir la photo encadrée qui trône sur le bureau, dans le seul coin de celui-ci épargné par le caractère bordélique de son occupant, comme si cet endroit précis était resté pur tel un sanctuaire protégé par une quelconque force divine. Il s’agit d’un portrait d’une femme que j’estime dans la quarantaine, grande et mince, rousse, faite de plus d’os que de chair. Elle tient dans ses bras un petit garçon n’ayant pas plus de 8 ans, des traces de chocolat sur le coin de ses lèvres. Tous les deux sourient face à la caméra et semblent les plus heureux du monde. Je présume qu’il s’agit de l’épouse, ou de l’ex-épouse du propriétaire de ce bureau, ainsi que de leur enfant dont il n’a peut-être plus la garde. La véritable identité de Vorm commence à s’éclaircir enfin. Pourtant, je ne reconnais aucun des visages sur cette photo. Je n’ai en tout cas pas le souvenir d’avoir assassiné l’un ou l’autre. Soit ma mémoire me fait donc gravement défaut, soit la piste du flic vengeur agissant pour retrouver le meurtrier de sa femme est à écarter définitivement. Je ne vais pas tarder à le savoir de toute façon. À ce stade-là, il ne sert plus à rien d’émettre encore des suppositions. Je suis pris dans son piège, autant aller dans son sens et le laisser venir à moi, lui et toutes les explications nécessaires. Je le tuerai ensuite, d’une manière ou d’une autre. Ce n’est pas lui qui aura le plaisir de m’éliminer. Hors de question que j’aille rôtir en enfer de la part de ce type. Question de fierté.
Le silence ayant eu tout le loisir de s’établir confortablement, je remarque à peine à ce moment le bruit de la trotteuse, provenant de l’horloge murale au dessus de la porte derrière-moi. Inutile d’y jeter un coup d’oeil. Regarder les secondes s'égrener est le meilleur moyen pour leur donner le goût de l’éternité. Le temps passé dans cette pièce me paraît déjà interminable, alors qu’à peine quelques minutes doivent venir de s’écouler. Ou bien peut-être plus ? En ce moment, il m’est difficile de conserver la notion du temps. Tout a été si étrange. Ma vie a dérapé en une fraction de seconde. J’étais dans ce bar, Vorm derrière-moi assis à cette table, et d’un coup, il n’y était plus. Un instant, je pensais l’avoir hameçonné grâce à ce stupide profil, et l’instant d’après, c’était moi le poisson à la joue transpercée par un leurre. Rien de ce que je pensais n’était vrai. Si ça se trouve, ce n’était même pas Vorm derrière moi, mais un véritable leurre humain. Vorm n’existe peut-être même pas. Il peut s’agir d’une identitée montée de toute pièce pour me conduire jusqu’ici, sur cette chaise précise, dans ce bureau chaotique, à écouter ces putains de secondes interminables comme châtiment pour mon incompétence. Chaque mouvement de l’aiguille est un coup de scie directement dans mon système nerveux, usé comme une vieille corde, sur le point de lâcher complètement. Je ne vais plus tenir très longtemps.
La porte s’ouvre derrière moi. Quelqu’un fait son entrée, silencieusement, et referme derrière lui pour nous isoler du reste du monde. Je prends une grande inspiration, car le moment est arrivé. L’homme reste immobile dans mon dos, sans faire le moindre bruit, pendant au moins deux ou trois déplacements de la trotteuse, avant de finalement me contourner et s’installer dans son siège en face de moi.
L’incompréhension me frappe si fort que je reste interloqué. La personne devant moi n’a ni les traits, ni l’âge de l’homme que j’ai traqué et qui me traque en retour depuis plus de vingt-quatre heures maintenant. Au lieu de ça, se tient en face de mes yeux un homme grisonnant sûrement proche de la retraite qui commence à m’expliquer dans son discours de méchant flic qu’il vaut mieux que je réponde à toutes ses questions.
Qu’il aille se faire foutre. Où est Vorm ? Pourquoi ne vient-il toujours pas à ma rencontre ? Je pensais que c’était le moment qu’il attendait lui aussi. Je perds pieds et j’ai l’impression de toujours plus m’enfoncer dans la folie. Une sensation inconnue grandit en moi. J’ai des picotements dans le bout des doigts.
- Est-ce que vous m’avez bien compris ? Vous êtes avec moi ?
Un éclair de lucidité, bref mais intense, me fait reposer les pieds sur Terre.
- Pardonnez-moi ?
Le détective, le commissaire, ou le putain de shériff peu importe, pousse un long soupir en s’enfonçant dans son fauteuil à roulettes.
- Je ne pense pas que vous réalisez la gravité de votre cas.
- Non effectivement, je ne comprends pas trop ce que je fais ici, pour être tout à fait honnête.
- Pouvez-vous m’expliquez ce que vous faisiez au 55 Gold Street tout à l’heure, et pourquoi vous avez fui lorsque la police vous a interpellé ?
Je tente une technique qui a déjà porté ses fruits :
- Très bien, je vais vous expliquer. Mais d’abord sachez que je compte faire preuve de toute la coopération et de la sincérité possible. Comme vous allez pouvoir le constater, je n’ai rien à cacher, et je n’ai nullement l’intention de nuire à la police en lui faisant perdre son temps.
Le vieux flic hausse les sourcils, mais je continue sans lui laisser le plaisir d’étaler son cynisme d’agent blasé en fin de carrière.
- Tout cela n’est qu’un énorme malentendu. Je sais que les apparences peuvent jouer en ma défaveur ce soir, mais il est de notoriété publique que celles-ci peuvent bien souvent s’avérer trompeuses. En réalité, je cherchais quelqu’un. Un… proche. Qui lutte contre de terribles problèmes d’addiction. Ce taudis est un des nombreux endroits qu’il fréquente, et je suis simplement venu le chercher ce soir, pensant qu’il s’y trouverait peut-être. Je reconnais ensuite avoir paniqué pour aucune raison, mais quand j’ai vu tous ces véhicules de la police, j’ai eu peur d’être accusé à tort de participer à la dégoûtante débauche qui se tenait là-bas. Mon ami n’étant finalement pas présent, je n’avais aucune preuve physique pour corroborer ma version des faits. J’ai donc pensé que je pouvais m’éclipser discrètement mais… les choses ne se sont pas exactement passées comme prévu. Je tiens énormément à m’excuser à ce sujet, mais vous savez, je tiens énormément à mon image, et cela de manière maladive, ce qui me pousse parfois à des réactions plutôt irraisonnées.
Le flic m’a écouté sans me couper la parole, et alors que j’attends une réaction de sa part, il décide de s’attarder sur un détail que je n’imaginais pas tellement important :
- Vous cherchiez un certain Jason Vorm, c’est exact ?
Pour la seconde fois en quelques minutes, je suis frappé non pas par ce que je vois cette fois-ci, mais par ce que j’entends. Inutile de lui mentir. S’il avance une chose pareille, ce n’est certainement pas par hasard.
- Oui, tout à fait. Comment le savez-vous ? Vous savez où il se trouve ?
- J’ai une autre question pour vous, vous me permettez ?
- Mais je vous en prie, je suis là pour ça, visiblement.
J’appuie sur le mot “visiblement” en faisant secouer mes mains et la chaîne des menottes dans mon dos, en souriant. Il ricane, mais reprend son sérieux en une fraction de seconde comme si c’est lui qui se moquait de moi, finalement.
- Est-ce que vous me prenez pour un con ?
Je ne m’attendais pas du tout à cela.
- Excusez-moi, je ne suis pas sûr de comprendre…
- J’ai dit : est ce que vous vous me prenez pour un con, oui ou non ?
- Pourquoi insinuez-vous une telle chose ?
Le flic se lève calmement, et fait quelques pas à côté de son bureau.
- Nous avons embarqué un camé sur place qui vous a clairement identifié lui aussi, et il affirme que vous cherchiez quelqu’un ou quelque chose, frénétiquement. Si vous avez trouvé ça drôle de vous foutre de lui, il est très risqué pour vous de continuer ce manège avec les forces de l’ordre. D’où ma question, alors ?
Je ne comprends toujours pas où il veut en venir, ni ce qui lui permet d’affirmer avec tellement de certitude que je lui mens, pourtant il semble convaincu que mon histoire ne tient pas la route. Il pense sûrement me faire craquer en se faisant passer pour plus intelligent qu’il ne l’est. Malheureusement pour lui, ce “manège” ne fonctionne pas non plus sur moi.
- Écoutez, j’ignore ce que vous voulez insinuer, mais je vous assure que c’est faux. Je n’ai rien à voir avec cet homme, c’était la première fois que je le croisais, je ne me drogue pas, je ne vends rien, je suis même à l’opposé de tout ce milieu.
L’inspecteur pousse une barquette vide de makis californiens qui se trouve sur son bureau afin de libérer un peu d’espace sur lequel il parvient à poser une fesse.
- On a retrouvé dans vos poches les clés d’une chambre d’hôtel. Si jamais j’envoie une équipe sur place, vous pensez qu’ils trouveront quoi ?
Ils trouveront un camé italien abattu par balle, enroulé dans un rideau de douche et balancé dans la baignoire comme un saucisson sec laissé à l’affinage. Ils tomberont aussi sur une mallette contenant un fusil pouvait causer énormément de dégâts. Je n’ai pas encore eu le temps de me débarrasser du corps et de nettoyer cette chambre de tous les signes de ma présence, les choses se sont enchaînées bien trop vite pour que je puisse réagir intelligemment, mais c’est en bonne position sur ma to-do-list de choses à faire avant de mourir. J’ai prolongé mon séjour et payé une semaine d’avance, afin de me laisser le temps d’arranger tout ça et que personne ne vienne me déranger. Le flic pense m’intimider, mais il ne peut pas avoir accès à ma chambre sans aucune raison.
- La seule chose d’illégale que vous y trouverez serait la décoration et la propreté des draps, mais c’est le propriétaire qui devrait finir au trou pour ça, pas moi…
- Et la bague ? Vous pensez qu’on trouvera quoi lorsqu’on aura analysé les traces de sang séché qui s’y trouvent ?
- La… bague ? De quelles traces de sang vous parlez ?
L’agent de police fouille dans son long manteau et sort d’une des poches un paquet de Chesterfield Red. Il glisse une cigarette dans sa bouche, sous sa moustache, et l’allume grâce à un large zippo en fer extrait de son pantalon. La scène semble issue d’un vieux polar noir. Il tire une bonne fois sur le filtre, et tout en expulsant la fumée nocive de ses poumons il me dit :
- Vous savez, je suis loin d’être le seul à me demander ce qu’elle pouvait bien vous trouver.
- Mais de qui vous parlez ? Je ne comprends plus rien à ce que vous me racontez !
Je m’agite sur ma chaise, je ne contrôle à nouveau plus très bien le fil de mes pensées et mes faits et gestes, comme si les stimuli nerveux envoyés par mon cerveau dans tout mon corps deviennent autonomes. Je suis à terre, cette fois, sans le moindre contre-argument.
- C’est vrai, continue t-il au rythme de ses inhalations de tabac, vous n’avez rien de spécial, pour commencer. Impossible de remonter votre trace avant votre rencontre avec elle. Comme si c’était l’événement qui vous a fait exister et naître. J’en déduis qu’avant cela, vous étiez soit déjà un criminel très consciencieux, soit vous n’étiez rien, sans argent, sans situation, sans personne pour vous épauler et vous réchauffer le soir. Peut-être même que vous étiez tout cela à la fois. Tout vous destinait en tout cas à finir mort de froid, ou à croupir en prison. Mais vous avez réussi à l’attendrir. Le petit rat dans le caniveau qui tape dans l’oeil de la colombe, alors bien haut dans le ciel. Je ne sais comment cela a pu se produire, mais je dois reconnaître que vous vous êtes bien démerdé. À votre niveau, ce n’est même plus la lune que vous visiez, mais une autre galaxie. La femme la plus appréciée, la plus importante, et aussi la plus courtisée de toute cette mégalopole, et c’est vous qu’elle a choisi. Tout le monde pensait au départ qu’elle avait eu pitié de vous. Comme un petit oisillon tombé de son nid qu’elle n’aurait pu s’empêcher d’aider, tant la bonté de son âme était grande, jusqu’à ce que vous voliez de vos propres ailes. Mais il y a eu ce mariage ensuite. Personne ne le cautionnait. Elle a drastiquement chuté dans l’opinion public. Quand on est une personnalité aussi connue, votre vie ne vous appartient plus, finalement, c’est un peu le revers de la médaille. Toujours est-il qu’elle n’écoutait rien d’autre que son coeur, en dépit de la pression sociale qui s’exerçait sur elle et sur sa carrière à cause de vous. Elle était amoureuse du raté le plus chanceux de l’Histoire, qui du jour au lendemain, est sorti de l’ombre pour se retrouver riche, entouré et aimé par une des femmes les plus puissantes et influentes de l’histoire politique de cet état, voire même du pays entier.
Il marque une pause de quelques secondes. Son visage, comme le mien, fixe le vide comme s’il se remémorait tout le long de sa tirade de lointains souvenir agréables, jusqu’à ce qu’il continue :
- Lorsqu’on a remonté son corps décomposé et boursouflé de l’Hudson River, c’est la ville entière qui était en deuil. Des gens qui n’étaient pourtant que ses simples électeurs ont multiplié les hommages à son égard, partout, sur toutes les chaînes, sur tous les réseaux sociaux, et même ses opposants politiques. Ces parfaits inconnus ont ont montré plus de soutien et ont éprouvé sans doute plus d’empathie que vous, qui étiez pourtant son petit protégé, et époux. Vous avez hérité de sa fortune, et Dieu sait de quelle façon vous la dilapidez depuis, à croire que sa mort ne représentait qu’un jackpot pour vous. Je vous ais longtemps suspecté, comme tout le monde vous vous doutez bien, mais vous vous êtes toujours débrouillé pour avoir un alibi en béton, et vous êtes retourné dans la même ombre de laquelle vous êtes apparu. Puis vous avez disparu des radars, jusqu’à ce soir. Si le sang sur cette bague correspond bien à celui de notre défunte maire, votre épouse, alors je vous tiendrais enfin. Je vous tiendrais, et vous irez pourrir enfin à votre place, derrière les barreaux sans plus jamais revoir le soleil, et j’y veillerais personnellement, Monsieur Vorm.
Le monde s’effondre. Le décor laisse place à une sorte de vide sidéral, dans lequel nous flottons, lui et moi, dans cette pièce. Je refuse d’y croire.
- Comment vous venez de m’appeler ?
- Je me pose simplement une question aujourd’hui. Qu’est ce qui vous a poussé à récupérer cette bague, avant de jeter sa dépouille dans le fleuve ? Était-ce un souvenir ? Aviez-vous déjà des remords ? Aviez-vous l’intention de la revendre afin de gratter encore plus sur sa fortune qui vous appartenait déjà ? Pourquoi, Jason ?
Ce mot, encore une fois, distordu, résonnant. Il me transporte une dernière fois sur les abords du fleuve, au milieu de la nuit. Cette soirée était parfaite. Je m’y retrouve comme je m’y suis déjà retrouvé des milliers de fois dans mes rêves, sauf que cette fois-ci, tout prend un sens. Ce n’était pas un contrat, c’était ma femme, et ce n’est pas moi qui ait pressé la détente ce soir-là. J’étais moi-même tenu en otage et impuissant, dans un coin de ma tête. Jason Vorm a toujours été là, puisque c’est moi. Pourquoi je ne me souviens de rien ?
J’ai pourtant tout orchestré. Dans ce bar, j’étais le seul à voir Jason Vorm assis à table. J’ai poignardé moi-même le sans-abri afin que commence le jeu de piste. Il me surveillait à chaque seconde, car il ne m’a jamais quitté. Et ce pauvre rital dans ma chambre d’hôtel alors ? Une fausse piste. Une malheureuse circonstance. Un homme ayant décidé de s’introduire dans la seule piaule occupée par un maniaque aux troubles dissociatifs de l'identité. Il m’a donné l’adresse de son lieu de débauche favori sous la menace, parce qu’il pensait s’en sortir en collaborant et il avait bien compris qu’il fallait qu’il me donne quelque chose, n’importe quoi, s’il voulait vivre, quitte à me mettre sur une piste qui n’avait rien à voir avec ce que je cherchais. Si l’homme dans le squat a semblé me reconnaître, c’est parce que mon visage a fait la une des médias après le meurtre de la maire. J’ai été le principal suspect pendant un moment avant de m’en tirer lavé de tous soupçons. Pourtant je l’ai tuée. Vorm s’en souvient, pas moi.
Nous sommes des tueurs à gages, et je l’ai tuée, parce que c’était notre plus grande opportunité de vivre sereinement jusqu’à la fin de nos jours, en s’appropriant sa fortune.
Je me sens prisonnier à présent. Je n’arrive plus à lutter contre cette facette de ma personnalité, alors que je comprends tout. Je n’ai plus d’emprise sur mon corps. Je suis anéanti. Tout ce jeu de piste, juste pour me désorienter, me faire perdre les pédales. La guerre était interne, pour le contrôle total de notre enveloppe charnelle, et finalement, après toutes ces années, j’en perds les rênes.
- Alors, vous n’avez plus rien à dire, cette fois ?
Le flic se sent supérieur, mais il ne sait pas à qui il a à faire à présent.
- Vous pensez impressionner qui, ici ? Tout votre bureau sent la défaite et la solitude. Chaque jour vous pensez à comment cette pétasse s’est barrée avec votre progéniture, qui représente la seule chose dont vous êtes fier dans votre vie. Vous vous consolez en arrêtant les criminels de bas-étage, en pensant peut-être que vous faites une fleur à la société, mais vous ne faites que vous rassurer avec les moyens à votre disposition. Toutes ces années sans avoir évolué dans votre pathétique carrière ne vous ont mené nulle part. Elle est au point mort, tout comme vos relations amicales, amoureuses et professionnelles. Et je ne parle même pas de celle que vous entretenez avec votre rejeton. Il n’y a plus que par téléphone que vous l’entendez grandir.
Il jette son mégot dans une barquette de frites en aluminium et m’attrape par le col. Son expression est très vite passée du calme à la tempête. Trop facile.
- Assez ! Tu ne sais rien sur moi ! Ouvre encore une fois la bouche et je te tue, petite merde !
- Allez-y, ce serait parfait ! Il ne manque plus que l'exécution d’un civil non-armé et menotté dans votre bureau pour embellir votre palmarès !
- J’ai dit assez !
Il sort son arme de service et pointe son canon directement contre mon front. Sa main libre tremble. Jason Vorm - l’autre Jason, le faible - me hurle d’arrêter, mais ce n’est plus qu’une voix à peine audible dans ma tête. Je n’ai plus besoin de lui maintenant qu’il a suivi mon plan à la lettre en me laissant toutes les manettes de ce corps. Il ne pourra plus rien faire d’autre à présent qu’observer, incapable, tous les événements, exactement comme ce fût le cas lorsque j’ai réussi à abattre sa pouffiasse. La différence, cette fois, c’est que je n’altérerai en rien sa mémoire, afin qu’il ne s’arrête jamais de ressasser tout ce qui a été fait, et tout ce qui va suivre.
Ce dont ni lui, ni le flic sont au courant, c’est que je suis la facette de notre personnalité la plus prévoyante. Jason a tout appris de moi, à vrai dire. Ne dormir que d’une oreille, se parer à toutes les éventualités, ce ne sont pas des choses auxquelles il aurait pensé tout seul. Comme le fait de toujours laisser traîner un trombone au fond de ses poches.
Au moment de mon arrestation, je l’ai placé dans mon poing droit juste avant qu’on ne me passe les menottes, et lorsque j’ai dû le desserrer, je l’ai fait glisser entre mes doigts, pour que sa présence reste imperceptible tout du long. Tout en gagnant du temps, je suis sur le point de faire céder la serrure qui retient mes bras dans mon dos. Mais je n’attends pas de remerciement. Je sais que je peux être ingrat avec moi-même, parfois.
- Tire, détective. N’as tu pas envie de faire une réelle bonne action, pour une fois ? Tu n’as pas supporté qu’un raté comme moi réussisse à charmer la maire de la ville. Tu as été jaloux, toutes ces années, toi qui n’a pas su garder ta propre femme, qui en plus n’était pas un modèle de beauté, contrairement à la mienne. Tu es rongé par la convoitise, et tu meurs d’envie de me descendre depuis que tu m’as vu à ses côtés.
Mes provocations sont très efficaces contre lui. Le spectacle d’un homme au crépuscule de sa vie qui se prend ses propres erreurs et regrets dans sa vie est quelque chose de très amusant à observer. Son visage prend plusieurs teintes ; ses expressions : éclectiques. Je ne saurai jamais s’il est capable de tirer ou non : les menottes dans mon dos libèrent leur emprise grâce à mon expertise du crochetage. Je me lève d’un bond en déviant son bras et en l’attrapant par la gorge. Il tressaille, mais bientôt la surprise dans ses yeux laisse place à la douleur alors que mes doigts s’enfoncent dans son cou jusqu’à obstruer sa trachée. Il lâche immédiatement son arme en tentant de se libérer, et alors qu’il commence à se débattre, j’esquive son bras libre qui tente de me balancer un crochet et je me place derrière lui. Ainsi, j’enserre sa gorge dans le creux de mon coude, et j’exerce une pression de toutes mes forces pour le priver totalement d’oxygène. Il est tellement faible.
Il s’accroche à mon bras et le tire pour tenter de me faire lâcher prise, au même moment où devant ses yeux doivent déjà danser quelques étincelles. Je recule de quelques pas brusquement afin de lui faire momentanément perdre l’équilibre sur ses appuis, court laps de temps suffisant pour replacer mon bras plus solidement encore.
Je ferme les yeux et me concentre sur le bruit de l’horloge murale. Je me concentre tant bien que mal sur le temps qui passe, et compte plusieurs secondes atrocement interminables jusqu’à ce que mon otage cesse de s’agiter. Lorsqu’enfin je reconnais les derniers tressaillements d’un corps sombrant dans l’inconscience, je me dis que je pourrais m’arrêter là et faire une bonne action. Mais nous sommes des meurtriers. Nous vivons pour ça. Enfin, surtout moi. J’attrape la tête de l’homme et la tourne brusquement jusqu’à entendre un craquement sec : celui de ses vertèbres. Le corps retombe au sol lourdement. Sa souffrance est terminée. Propre, rapide et indolore.
J’époussette mes épaules, et décide de récupérer dans les poches du fraîchement décédé policier son paquet de cigarettes et son briquet. Le cancer n’est plus son soucis, à présent. Je récupère également son arme, qui avait chuté sous son bureau.
Normalement, et s’il en est pas arrivé d’autres, j’ai compté très peu de personnes ce soir dans le poste de police. Moins d’une dizaine d’agents. Ceux-ci sont en service ce soir du fait de la descente menée au 55 Gold Street. Ce petit commissariat de quartier est le plus proche géographiquement de l’endroit de l’opération, c’est donc ici qu’ils ont dépêché une partie des officiers afin d’accueillir en cellule les individus arrêtés qui pouvaient ou non encore tenir debout, comme moi. C’est malheureusement pour eux le mauvais soir pour faire des heures supplémentaires.
Je vérifie le chargeur de l’arme : un Sig Sauer P320, typique de la police américaine de nos jours. Il est plein et chargé. Ces quinze coups devraient être amplements suffisants. La clé de mon salut est la précision, et la vitesse. J’entrouvre la porte du bureau, et le calme qui règne dans le couloir m’encourage à sortir immédiatement. Ma démarche calme et tranquille comme un promeneur dans une promenade de santé n’est absolument pas représentative de ce qui s’apprête à suivre. Elle n’est ni celle d’un homme qui vient de tuer, ni celle d’un homme qui s’apprête à faire encore pire.
Je continue de longer le couloir vers la droite et débouche dans le hall d’entrée, détendu comme si je venais déposer une simple main courante au guichet. J’aperçois derrière le comptoir un agent en civil, qui fait sans doute office de secrétaire cette nuit parce qu’il en faut bien un pour gratter toute cette paperasse. Il tapote sur le clavier de son ordinateur fixe d’un seul doigt comme si les neuf autres ne servaient qu’à se masturber et manger des donuts au glaçage fruité. Plus loin, dans le prolongement de ce hall qui s’apparente à une salle d’attente improvisée, je dénombre trois agents en tenue de service lambda, en train de discuter autour du distributeur de boissons chaudes. J’en reconnais deux d’entre eux : il s’agit des deux hommes qui m’ont conduit jusqu’ici et qui ont procédé à mon arrestation. Ils doivent bien goulûment s’entre-sucer la bite mutuellement, car je représente sûrement la première vraie réussite de leurs carrières. Les trois tiennent un gobelet gris et touillent presque à l’unisson leur café/thé/potage/chocolat chaud en entretenant une conversation aussi profonde que le permet le quotient intellectuel de trois agents de la paix majeurs et vaccinés. Le flic derrière l’ordinateur est le premier à lever les yeux vers moi, et c’est la dernière chose qu’il aura faite de sa triste vie. Bang. Il est projeté en arrière sur le dossier de sa chaise, avant de retomber en avant la tête sur le clavier de l’ordinateur qu’il tâtonnait encore il y a trois secondes. Le logiciel de traitement de texte ouvert à l’écran affiche : “ttttttttttttttttttttttttt”, à cause de la touche maintenue appuyée par son nez.
Les trois autres gars plus loin sursautent et lâchent leurs gobelets, mais ceux-ci n’ont pas le temps de toucher le sol que je tire dans leur direction. Trois coups : tous atteignent leur cible en pleine tête, sauf le dernier, qui va se loger dans l’épaule du plus chanceux. Je m’approche de lui afin de l’achever et terminer le travail. Cette balle aurait pu être évitée, mais j’ai encore de la marge dans mon chargeur.
Une balle lâche me frôle l’oreille. Je me baisse instantanément et me jette derrière le guichet. Un flic paniqué tient son arme du bout de ses bras bien fermement comme on le lui a appris à l’école, depuis l’autre côté du hall, devant un second couloir qui donne sûrement sur d’autres bureaux. Il s’agit certainement de la première fois qu’il ait à se servir d’une amre à feu en conditions réelles. Cela se voit à se mine horrifiée, et à la tentative de fuite qui s’en suit. J’en profite pour sortir de ma couverture et tirer dans sa direction avant qu’il ne soit hors d’atteinte et qu’il appelle des potes. Le projectile l’atteint à la nuque, et la transperce de part en part. Il s’écroule, et je l’entends déjà grommeler et se noyer dans son propre sang qui afflue par vagues lancinantes jusque dans sa bouche. J’entends une porte s’ouvrir un peu plus loin dans le couloir et des pas rapides m’indiquent qu’une personne court dans ma direction, ce qui est, soyons réalistes, une très mauvaise idée.
Dès que l’homme en question apparaît dans mon champ de vision, je presse par deux fois la détente de mon arme braquée vers le couloir d’où il surgit trop hâtivement, alerté par tout ce boucan. La première balle se loge dans son torse et le coupe dans son élan, tandis que la seconde, et sans aucun doute la plus mortelle, vient perforer son pénis, son scrotum, et tout ce qu’il y a à l’intérieur.
Il chute en avant, emporté par sa course, et en tombant son cou heurte le rebord en céramique d’un pot de plante placé-là, dans une tentative de décoration un peu vaine, dans lequel pousse une sansevière, ou un aloé vera, j’en sais foutre rien. Tout ce que je sais, c’est qu’il n’y a pas besoin d’aller achever celui-là.
Je reste derrière le guichet encore une poignée de secondes, dans l’expectative d’un nouvel assaut ridicule, mais plus personne ne vient à ma rencontre. Tout ce que j’entends à présent, c’est les bruits liquides du flic agonisant près du couloir, à qui je venais d’exécuter avec brio une trachéotomie express. Je m’approche de lui, toujours avec cette nonchalance de randonneur, et sa vie s’envole dans une nouvelle détonation. Putain, qu’est ce que ça fait du bien de se lâcher, un peu.
Je pourrais totalement m’enfuir, à présent, avant que d’autres ne rappliquent. Franchir les portes de ce bâtiment, de cette ville, de ce continent, et profiter à fond de ce corps qui est le mien, mais la tentation de tuer encore un peu est trop forte. J’ai envie de fêter mon coup d’état mené avec succès contre moi-même.
Je m’enfonce dans le deuxième couloir, et par extension, dans les méandres délétères de ce taudis abritant la loi et l’ordre. Je pousse chaque porte que je franchis, à la recherche d’un petit trouillard bien caché. Je me sens invincible, et peut-être même que je le suis vraiment.
Je trouve une salle d’interrogatoire un peu clichée : un espace exigu avec une table au milieu et quatre chaises autour. La porte est grande ouverte, car c’est sans doute d’ici qu’est sorti en trombe mon dernier assaillant. De fait, je peux apercevoir et identifier directement l’homme menotté qui était en train d’être interrogé. Il s’agit du même gars qui me dévisageait dans le squat, et qui m’a reconnu alors que je visitais toutes les pièces. Lui aussi me reconnaît immédiatement à nouveau, et tout son visage se gorge d’une expression mortifiée succulente. Je lui lance :
- Alors, la redescente est dure ?
Il essaye de se relever de la chaise à laquelle il est solidement attaché, et c’est en frétillant comme un poisson hors de l’eau qu’il me répond :
- J’ai rien balancé ! Je sais rien du tout, ne me tue pas, pitié !
Le mec ne représente aucun danger pour moi. Il n’a rien à divulguer sur ma personne, il ne connaît rien. Il n’a même aucun rapport avec tout ce qui vient de se passer, mais pourtant, je lui colle une balle pile entre les deux yeux, à l’endroit où commence à se former la racine de son nez. Ce qui m’amène à dix coups tirés, si je sais encore compter.
Je continue mon chemin encore un peu, et le couloir se termine sur un dernier espace ouvert avec trois grands box en verre au fond de la pièce, collés les uns aux autres. Voilà donc où est passé le budget de ce département : ces cellules de dégrisement détonnent du reste par leur modernité.
La première est occupée par la femme qui était assise sur le canapé et qui regardait dans le vide dans l’appartement, plus tôt, aux côtés du mec que je viens d’abattre. Elle dort profondément sur la planche rembourrée au milieu de sa cellule. Quelques trous sont percés sur chaque paroi de ces cages en verre. Ils sont assez larges pour laisser passer plusieurs choses : de la nourriture, des boissons, un pénis, mais aussi et surtout le canon du P320. J’estime qu’une seule balle, peu importe l’endroit, suffit amplement pour achever cette frêle toxicomane au bord du coma, aux os aussi apparents que les lames en bois d’un xylophone.
J’arrive à tirer entre ses omoplates, étant donné qu’elle est allongée en me tournant le dos. Elle ne réagit même pas à l’impact ; pas même un cri de douleur ou de surprise, mais sa peau est tellement fine sous ses vêtements amples que je suis certain d’avoir entendu à la place le hurlement de son ossature fragile explosant en morceaux sur le passage creusé par le calibre 9x19 millimètres dans son corps.
La cellule attenante, la dernière à être occupé sur les trois, abrite un homme cette fois-ci, lui aussi inconscient. Il est facile cependant de remarquer que celui-ci est en meilleure santé. Sûrement un simple fêtard qui s’est retrouvé un peu trop ivre sur la voie publique. À travers les parois, je l’entends ronfler aussi fort que si je partageais sa paillasse.
Même procédé que précédemment : je stabilise l’arme dans un de ces trous d’aération et je fais feu, droit vers le crâne de l’homme. Le pochtron meurt sur le coup, dans un dernier spasme qui secoue tout son corps. Cela me fait penser à ce rêve que l’on fait tous : celui de tomber dans le vide, et qui nous réveille en sursaut juste au moment où l’on pense toucher le sol. Voilà exactement à quoi ressemblait son dernier tressaillement. S’éteindre calmement dans son sommeil, sans douleur, ne voilà pas la mort que l’on désire tous ?
Comme pour clore en beauté une existence durement menée, on espère tous naïvement partir de la manière la plus douce possible, comme si chacun avait mérité cette fin spéciale. On passe des décennies d’existence à tout saccager, et on espère encore que la nature sera clémente au moment de rendre la caution. Mourir est quelque chose de plus en plus tabou dans la conscience collective. Plus on progresse technologiquement, plus on pense l’éloigner, et donc plus la mort nous effraie. Il n’y a pourtant rien à craindre : c’est la vie qui est compliquée, pas son opposé. Je ne fais que prouver cette simplicité, et je l’apporte sur un plateau d’argent aux yeux d’un monde qui refuse de le voir.
Alors que je suis enfin sur le point de goûter à cette savoureuse liberté, je sens mon alter-égo rassembler le peu de puissance qu’il lui reste pour tenter un dernier coup. Mon bras, celui qui tient le P320, se met à trembler et à lentement s’élever. Je sais ce qu’il essaie de faire.
- Non non, je me dis à moi-même, n’y pense même pas.
Avec le bras gauche, que je contrôle encore, je retiens mon autre membre afin d’empêcher qu’il ne s’élève jusqu’à ma propre tempe. Un combat acharné se déclenche alors, comme un bras de fer. Je sens nos muscles brûler sous l’effort comme immolés de puissance. Mais je suis la personnalité dominante, à présent. L’autre avait le contrôle depuis trop longtemps, et cela nous a mené nulle part, si ce n’est dans le lit d’une femme influente. Je refuse de devoir ma réussite au travail d’autrui et de vivre à ses crochets. Il était temps que je prenne les choses en main. Jamais plus je ne permettrai que cette autre personnalité ne dirige nos vies. Elle sera séquestrée comme je l’ai été depuis notre naissance dans cet étroit organisme prévu pour une seule âme à la base. Un doigt après l’autre, je reprends le contrôle de ma main, et l’arme tombe sur le sol une ultime fois.
Je sors enfin du poste de police, et l’autre Jason Vorm est déjà bien loin. Je n’entends même plus sa voix, qui s’est faite de plus en plus lointaine jusqu’à disparaître totalement. Le paquet de cigarette emprunté au vieux flic s’ouvre dans ma main et j’allume une Chesterfield en quittant les lieux avant que quiconque n’arrive. Aujourd’hui marque le jour de ma véritable naissance. L’avenir est devant moi, le monde est à mes pieds, la mort au bout des doigts, cette vie lui est dédiée.
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