Vestiaire
S’il y eut bien quelques monstres autour de nous, au moins ne nous firent-ils pas de mal. Du moins, jusqu’à cet instant. Ils attendaient quelque chose ou quelqu’un. Nous aussi.
Sans comprendre le déroulement des évènements, je sentais que nous allions vite découvrir la raison de ce calme provisoire. Les cris de douleur de ceux qui continuaient de bouillir dans le chaudron redoublaient de violence. Ils étaient attisés, sans doute, par une nouvelle équipe de démons.
Je n’avais pas ouvert la bouche, pourtant ma pensée me valut une brutale secousse, venue de nulle part. C’était à croire que mes silences étaient entendus de tous.
Oublieux des cris et des supplications, je luttai pour me concentrer sur moi-même. Rapidement, je ne discernai plus que les crépitements ténus de ma peau qui devenait solide comme de la pierre. Puis, pendant que je cherchais encore un moyen de bouger, en vain, les pas d’un nouvel arrivant brisèrent le calme relatif du moment.
Quelques grognements… auxquels une voix rauque et respectueuse répondit :
- Ils sont prêts, je crois…
- Parfait ! répondit une voix sortie d’outre-tombe. Commençons par…celui-ci.
D’instinct, je fermai les yeux, épouvanté par la perspective d’être « celui-ci ».
Ce ne fut pas moi, mais un autre, tout près. Trop près…
Il me ressemblait. Son enveloppe charnelle noire et carbonisée, marbrée de plaques sanglantes rouges et d’un affreux rose pâle, tirant presque sur le blanc, était en tout point semblable à l’impitoyable métamorphose que j’avais subie dans les flammes.
Mon voisin fut relevé sans ménagement, sans égard pour les cris de douleur qu’il hurla bientôt de toutes ses forces. Au comble de la désolation pour le malheureux inconnu qu’on s’apprêtait à immoler encore, j’entendis alors le bruit déjà caractéristique de cette chose métallique qui raclait le sol quelques instants plus tôt. Quelqu’un ou quelque chose manipulait cet objet que je ne voyais pas. Il devait être énorme, lourd, dangereux. Au moins dans mon esprit.
Un monstre plus terrible et peut-être plus puissant que les autres s’en était emparé et c’est avec désespoir que j’entendis la chose siffler dans l’air brûlant avant de s’abattre avec une indescriptible violence sur mon compagnon d’infortune.
Les hurlements de « celui-ci » se mêlèrent à ceux, hystériques, des monstres autour de lui.
Les coups redoublèrent, s’accélérant pour atteindre la cadence d’un bûcheron habitué à sa cognée. Chaque coup porté s’accompagnait des râles douloureux du torturé, des vociférations cyniques de ses bourreaux. Pourtant, il n’y avait pas que cela.
Mon attention fut rapidement attirée, était-ce pour échapper aux cris désespérés de la victime ? par un autre bruit. Non que je m’habituai déjà à l’insupportable, qui venait seulement de débuter, mais l’étrange sonorité qui prolongeait chaque coup me surprenait par sa tonalité cristalline. C’était le bruit d'une poignée de sable fin qui tombait au sol et résonnait dans cette lugubre caverne, l’écho de sa chute se répercutant decrescendo sur les parois rocheuses.
Les démons étaient en train de détruire les restes du modeste sablier de Vie du malheureux qui n’en finissait pas d’agonir.
J’ignore combien de temps dura le supplice, mais qu’il prît quelques minutes ou qu’il dura des jours entiers, je n’avais plus à l’esprit que les supplications endolories d’une âme qui n’avait plus que la force d’implorer qu’on l’achève, une bonne fois pour toutes.
Quand les cris se turent, quand les coups eurent enfin raison des ultimes râles de « celui-ci », j’entendis la voix gutturale, celle du dernier arrivé, celle du monstre qui décidait de la prochaine victime à équarrir, déclarer d’un ton réjouit :
- Très bien… c’est terminé. À présent, occupez-vous de…celui-là.
Ce fut moi.
On m’attrapa sans délicatesse pour me jeter entre deux murets de pierres disjointes qui puaient le sang, la chaire pourrie, la cendre froide. L’air était profondément empuanti de tous ces relents horribles, mais le pire était encore ce monstrueux parfum d’angoisse qui rôdait à quelques centimètres de moi.
Mon corps était devenu si rigide qu’ils ne prirent pas la peine de m’entraver. Je n’avais pas la moindre chance de me soustraire à ce qu’il allait m’arriver. Je savais que le même traitement m’était réservé, que j’allais endurer ce que je ne croyais pas seulement possible…
J’aurais voulu avoir un peu de temps pour m’y préparer. J’aurais même donné la vie des autres pour savoir encaisser ce que je savais ne pas pouvoir endurer…
Pensée qui ne fut guère charitable en cet instant, mais qui saurait souffrir l’enfer sans rien en dire ?
Comme mon prédécesseur, les monstres me rouèrent de coups.
Si la souffrance avait eu un jour des frontières infranchissables, elles auraient disparu, effacées par l’infinie cruauté du châtiment qu’on m’infligea. Les mots ont leurs limites pour exprimer le sens de nos impressions. La douleur, elle, n’en connaît aucune.
Mes bourreaux se sont acharnés sur ma pauvre carcasse avec vigueur et constance pendant ce qui me parut une éternité. Quand, brisé et écrasé de coups, je rendis mon dernier cri, ils cessèrent de s’intéresser à moi. J’étais arrivé au stade final de la résignation. À l’instar de celui qui m’avait précédé sur ce terrible chemin, j’avais rendu le peu de vie qu’il me restait pour plonger dans le néant.
Puis tous les autres y passèrent. Chacun de ceux qui avaient été sortis du gigantesque chaudron subirent les mêmes atrocités. Nos bourreaux ne nous avaient pas posé la moindre question. Ils ne nous avaient même pas dit pourquoi nous subissions toute cette folie obscène et macabre.
J’avais pourtant compris pourquoi : de nos corps, il ne restait plus qu’une fine poussière qu’un coup de vent souleva pour l’emmener au loin, dans quelque invisible recoin de cette infecte caverne.
Il ne restait plus de nous que des âmes, dépouillées de leur gangue de chair et de sang.
L’Éther nous ouvrait ses portes. Des portes immenses, toute de fer, rougies par la chaleur infernale d’un feu dantesque qui brûlait à leur pied.
- Emmenez-les ! ordonna alors la voix gutturale.
FIN
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