Marchand de kiwis
Voici la vieille peau, la carne folle, la casse-noisettes, la coulée du bocal qui chaque lundi matin, vient acheter ses maudits kiwis.
Elle pousse la porte avec effort et moi je reste stoïque, je compte mes tomates, genre pas vu, genre elle attendra bien quelques minutes, le temps de puiser dans le reflet de mes solanacées la patience nécessaire pour m’occuper d’elle. Alors je tripote mes Roma, mes Zakopane, et mes Scarlet Beef, l’air intéressé, tandis que la toquée franchit l’entrée de mon petit magasin. Elle cherche ce foutu porte-parapluie que je n’ai jamais eu, mais qu’elle espère tant, afin d’y mettre un pépin abattu qui ne sert à rien. Elle cherche donc, à droite, à gauche, se tourne vers moi, mais je la snobe, elle maugrée puis se décide enfin à avancer.
Je suis seul dans la boutique : il est trop tôt pour la plupart de mes clients, et pile pendant le temps de pause de mon employée. Je n’arrive pas à déterminer laquelle de ces deux femmes le fait exprès, afin de ne jamais se rencontrer.
— Bonjour ! dit-elle d’une voix faible et chevrotante, comme si les mots s’extirpaient péniblement de sa bouche ridée et terriblement molle.
Je me tourne vers elle. Comme il fait beau dehors et que la lumière encore rase inonde le magasin, ses poils de barbe ressortent dans un halo blond. Pourquoi est-ce que je les remarque à chaque fois, et pourquoi est-ce qu’ils me dégoûtent ? Elle me regarde de derrière ses bifocales aux montures outrageusement bariolées. Elle attend que je retourne son salut. Je lui sers avec mon sourire le plus faux-cul :
— Vous êtes bien matinale aujourd’hui ! Que puis-je faire pour vous ?
— Vous le savez bien mon petit (je la dépasse de plus d’une tête), je suis là pour acheter mes kiwis !
Mais oui, je le sais. Je ne le sais que trop bien ! Allons voir ces fameux kiwis et finissons-en !
Il y a les clients sympas, qui n’hésitent pas à discuter. Ceux qui ont de l’esprit, de l’humour sur tous les sujets du quotidien. Il y a les apprentis jardiniers qui viennent chez moi cueillir leur récolte ratée et des conseils que je suis, souvent, bien en mal de dispenser. Il y a les fonctionnaires de la relation sociale qui s’en tiennent aux bonjours s’il vous plaît merci au revoir, et il y a les acheteurs pénibles, vicelards, qui demandent des pêches en hiver et des melons au porto. Et en tête de cette dernière catégorie, il y a la vieille peau qui veut un kiwi pour chaque jour de la semaine.
Les poils de ce fruit me rappellent ceux qui fourmillent sur son menton, ses joues et sa moustache, et je frémis à l’idée d’être son petit-fils. Allez, fais un bisou à Mémé...
— La fois précédente, celui du mercredi était un peu dur, et celui du samedi vraiment trop mûr !
— Pardon ?
Resté sur mon ignoble nouvelle filiation, je n’ai pas vraiment entendu.
— Le kiwi de mercredi n’était pas assez mûr, et celui de samedi l’était beaucoup trop !
— Oh ! Vous ne les aviez pas inversés au moins ?
— Mais non enfin ! Un ME pour le mercredi, et un SA pour le samedi. Comment pourrais-je me tromper ?
Oui messieurs dames, vous saisissez à présent l’ampleur de mon calvaire, la justesse de mon désarroi, la raison de cette méchanceté qui vous titille et vous inquiète. Comment ce primeur, brave et aimable, peut-il avoir dans le nez à ce point une pauvre femme poilue jusqu’aux oreilles, mais affable elle aussi ?
Elle me les fait marquer ! Ce n’est pas une idée de fêlée, ça ?
Nous sommes tous les deux devant le panier de kiwis. Ils me révulsent ! je vous épargne ce à quoi je pense. La vieille me regarde, imagine-t-elle à la même chose que moi ? Du coup, c’est con, j’hésite à saisir le premier pour le malaxer doucement, comme d’habitude, et déterminer sa maturité. Parce qu’il est là, le secret : tripoter le fruit, deviner le jour où il sera parfait, et spécialement pour la chnoque empoigner le marqueur d’un air décidé, puis tracer sur — ses poils — sa peau le jour de son exécution.
J’attrape le premier, un peu dur, le fais tourner quelques instants entre mes doigts. La vieille me regarde toujours, attentive, et moi j’hésite. J’en saisis un second, moins ferme et plus lourd. Je le place avant le premier, m’empare d’un troisième, un quatrième. Le casse-tête cède. Maintenant, je sais. D’un geste théâtral, je sors mon marqueur, les yeux de la chtarbée s’illuminent, et sur le premier kiwi je trace un M et un A, en lettres capitales.
Voilà, ce n’était pas si terrible, mais je déteste quand même.
Mamie-qui-pique ouvre sa bourse, me tend un billet, et je racle le tiroir-caisse afin de rendre la monnaie. La porte du magasin chante. Une jeune demoiselle entre, nous salue d’un geste de la tête, puis se dirige vers mes légumes nains et commence à les palper. J’attrape une pièce de vingt centimes récalcitrante puis, avec un beau sourire de faux-derche, remplis la paume flétrie de la foldingue qui, croyez-moi ou non, a le nez dans son sac en papier, en train de passer ses kiwis en revue.
— Merci, mon petit, à la semaine prochaine.
— Avec plaisir !
Est-ce que j’ai grimacé en disant cela ? Peu importe, la vieille s’éloigne en clopinant, appuyée sur son parapluie délavé, et je m’approche de la jeune fille. Ses joues lisses et roses m’arrachent un soupir.
— Bonjour, Mademoiselle, puis-je vous aider ?
— Oui, merci, je voudrais un concombre pour ce midi, mais je n’arrive pas à me décider.
— Ne vous en faites pas, je vais le choisir pour vous, je connais mes fruits et légumes par cœur !
N’y comprenez aucune intention particulière, aucune métaphore graveleuse, aucune manie saugrenue et puis, vous le voyez bien, je n’y suis pour rien, mais après avoir palpé les kiwis, me voici à tripoter les cucurbitacées…
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