D'ores et déjà on se prend le choux
Comme chaque matin André enfile ses bottes crottées et son pardessus usé : André est fermier depuis plus de trente ans, et jamais il ne lui serait venu à l'esprit de faire autre chose. Son épouse Clara était morte cinq ans auparavant, lui laissant un fils : Adrien ; dont il n'était pas peu fier.
Or donc ce matin-là son fils et lui s'apprêtent à rejoindre la grange où une chèvre vient de mettre bas. En novembre la bruine incessante rend l'ouvrage plus âpre, il semble que l'humidité pénètre les vêtements comme une caresse froide. Franchement, on peut mieux faire comme tendresse. D'ailleurs les deux hommes n'y goûtaient guère en terme d'affection : le fils allait parfois voir les filles à la ville, mais il n'en avait trouvé aucune qui veuille partager sa vie de misère. La photo de l'épouse et mère trône comme un avertissement, sous son air sévère, sur le meuble du salon. André ne l'aurait jamais trompée, ni vivante ni morte ; même si bien souvent elle lui avait fait la vie plus dure qu'elle ne l'était déjà.
Le petit agneau est là, tremblotant dans la brume matinale, comme un cadeau de l'avant, avant le temps. Le père le frotte avec de la paille sèche et, premier réflexe, il s'en va téter sa mère. C'est ainsi que va le monde, se dit André. Adrien pendant ce temps, a libéré la troupe des poules, qui s'éparpillent gaiement, les oies font un boucan fanfaresque, tandis que les dindons bleutés filent vers le fond du pré. La truie s'éclate dans une flaque boueuse. Tout ce petit monde ravit les deux hommes, c'est leur famille, leur travail, leur vie.
Les citadins ne peuvent pas comprendre cette existence de labeur ; pourtant le bonheur de cette vie simple et naturelle incite bien des gens de la ville à venir s'installer à la campagne ; parfois revenant à la charrue faisant fi des machines agricoles, ils creusaient leur propre puits. André les enviait de découvrir ce que lui connaissait depuis toujours : comme un premier amour, lorsque le désir prégnant ne peut quitter le corps jusqu'à rendre fou l'esprit. Il n'avait lui, jamais eu ce genre de passion. Alors que la pelle se remplit de fumier qu'il rejette sur le compost, Adrien l'interpelle :
- P'pa viens voir !
Posant sa pelle contre la brouette, le père s'en vient tranquillement :
- Qu'y a-t-il donc ?
- Les choux ! s'exclame le fils.
- Ben quoi les choux... ? réplique le père.
- Regarde bien, le cœur des choux...
Le père se penche sur la terre, s'exclame :
- C'est pas Dieu possible ! Il sort son couteau et tranche la base du légume. Il faut étudier ça à la maison, je vais appeler mon ami Jacques pour le faire analyser.
- T'es pas fou, réplique le fils, il va cancaner dans tout le village et alors...
André passe une main franche et drue sur sa barbe grisonnante signe de réflexion intense :
- Quoi faire ?
- Je vais le porter à la grande ville, là-bas personne ne nous connaît. propose le fils
- Il paraîtrait, dit le père, que ces gens-là doivent appeler la police pour voir si ce n'est pas le produit d'un vol...
- Ben on leur montrera le champ ! affirme Adrien
- Comme ça l'état s'en mêlera et viendra creuser le potager, déranger les bêtes et peut-être pire, mettre notre ferme en quarantaine.
Le père tourne autour du champ, comme un âne autour du puits, sans trouver de solution. Son fils danse d'un pied sur l'autre agacé de cette énigme insoluble.
- On pourrait l'écouler à petites doses, propose à nouveau Adrien
- Il faudra casser le cœur en miettes pour cela, et ça ne rapportera que quelques centaines de francs par mois, car on ne peut pas aller au-delà sans prendre de risques. contre le vieux.
- Oh , mais toi tu commences à m'échauffer le sang ! hurle le fils. Tu ne crois pas que je vais passer toute ma vie misérablement ici avec toi !
- Oh, ben si c'est ça tu peux bien partir, j'ai pas besoin de toi, apostrophe le père, mais souviens-toi que la ferme est mienne !
- Du chantage maintenant ? je te reconnais bien là vieux roublard, tu tiens les gens comme tes bêtes.
André fâché, démarre la camionnette en trombe, laissant son fils seul. Comment ces maudits choux avaient-il pu semer la discorde entre son enfant et lui ? Ils n'avaient jamais eu de disputes, s'entraidant comme un vieux couple. Peut-être qu'Adrien avait raison, depuis la mort de Clara, il était seul... Il se gare devant la grange à Pierrot. Le vieil homme s'assied sur une botte de foin, une larme furtive au coin de son regard ridé. Adrien commence à couper tous les choux et les empile dans la brouette, lorsque Marcel l'interpelle :
- Ben mon gars, s'est-y qu't'es tout seul ? J'espère qu'il est rien arrivé à ton père.
- Non t'inquiète, il est allé cherché une pièce pour la pompe, il va revenir sous peu.
- Alors j'peux te laisser si tout va bien, passe une bonne journée mon gars.
Soudain pris de vertiges Adrien s'écroule à terre et sanglote comme un enfant.
Vendredi matin, on put voir André et son fils creuser une fosse, mais personne ne les vit y jeter les choux et les recouvrir de terre. Leur richesse était dans leur cœur d'or.
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