I.
- Je ne sais pas trop pourquoi je reviens vous voir. L’idée n’est pas…je ne voudrais pas reprendre nos rendez-vous hebdomadaires. C’est juste que… je crois que j’aimerais que vous confirmiez mon discours.
- Je vous écoute.
Quand nous étions petites, ma mère nous disait toujours “tu manges ton pain noir avant de manger ton pain blanc.” On a pourtant toujours préféré les pains complets dans la famille. Puis, à cette époque, ce n’était pas tant à moi qu’elle s’adressait mais à Felice, mon aînée.
Felice était de ces enfants qui broient du noir quand, née malformée, elle dut, à l’âge de 9 ans, porter un corset pour rectifier la scoliose en cause de ses fléchissements. Je nous revois dans la salle d’attente de l’orthopédiste, dans les cabines à côté du cabinet où Felice se changeait. Je me souviens avoir choisi avec elle les couleurs que porterait sa cage de fer parmi un échantillon de motifs enfantins. Nous avions opté pour une parure orange recouverte de petites voitures, je crois me souvenir. Au fil des années, les chemisettes Petit Bateau, faisant office de “sous-corsets” -comme nous les appelions - s’accumulèrent parmi les loques dans la boîte à cirer. La nuit, lorsqu’elle étouffait, je l’entendais se libérer de sa cage dans un soupir et, le matin, je la couvrais quand, au son du glissement des encoches métalliques, je la savais retourner derrière ses barreaux. Nous étions seules complices de ses évasions nocturnes.
Ces années-là, Felice prit toute la place. Alors je me reculai sur la dernière marche de l’escalier, qu’un jour, elle dévala sous l’impulsion du geste d’un père colérique. A cette époque, je dormais mal ; mais vous le savez déjà. Si, c’est écrit là, dans vos notes. Ça correspond au moment où je développai mes tocs. C’est marrant, je viens de me rappeler qu’avec Felice, nous appelions ça des “sec-midi”. Ne me demandez pas pourquoi… je ne me souviens pas : Felice avait-elle aussi des sec-midi ?
- Où est-ce que vous voulez en venir ?
_ …je bois trop. Quant à la clope, je ne les compte plus ; j’en oublie même de m’en culpabiliser. J'ai 26 ans à peine et déjà, les pores de ma peau s’ouvrent. Ces derniers temps, je m’endors avec d’horribles prises de conscience alors, je décide que le lendemain sera le début des changements.
En ce moment, j’ai le sentiment d’échouer. Je m’éloigne de la version de moi-même que j’aspire à devenir. J’aimerais graviter dans des cercles divers et variés, finir ces chaises que je me suis mise en tête de restaurer - il y a le vaisselier aussi qu’il faut que je retape…et ma coiffeuse que j’aimerais cirer. Je voudrais me former au travail du bois, sans dépenser un sou, apprendre la mythologie grecque, intégrer des collectifs, aller courir, arrêter de boire, diminuer le café.
L’autre soir, j’ai réalisé que la solution était holistique : il me suffirait de remplacer une habitude par une autre, de m’imposer une résolution concernant mes addictions puis de m’y tenir. De me dire : “une clope par jour, une seule. Une seule tasse de café le matin.” Le soir, remplacer l’apéro par des activités qui me parlent. Mardi, aller voir ce qu'il en est de ce cours de Kung Fu à Saint-Boniface, et le tout suivra : je serai à nouveau sa “petite puce volontaire”.”
- Qu’est-ce qui vous empêche alors de mettre ces changements en place ?
La volonté…je suis fatiguée d’être volontaire. Puis je digère pas le pain blanc de toute façon.
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