Chapitre 2 : Victor
Il est cinq heures du matin, et je ne dors toujours pas. L'appartement est terriblement silencieux. Rien d'étonnant, j’en suis le seul occupant. Je regarde l'heure sur mon portable. Dix minutes se sont écoulées. Pas moyen de fermer l'œil; ça me tape sur le système. Les innombrables poissons qui garnissent l'aquarium n’y changeront rien. D’ordinaire, les enfants comptent les moutons pour s’endormir. Depuis mes cinq ans, je suis des yeux le va-et-vient de ces pauvres créatures emprisonnées dans leurs parois de verre pour m’assoupir. Je me souviens du matin où mon père a installé dans ma chambre, ce bocal à taille XXL. Les livreurs l’ont aidé pour monter le meuble imposant. Je les observais, ne comprenant pas pourquoi je me retrouvais avec ces intrus dans mon monde. Les paroles de ma mère remontent à la surface : “tu aurais préféré un chat, n’y pense même pas, qui s’en occupera ? Les poissons font moins de bruit. Si tu les oublies, s’ils finissent le ventre à l’air en surface, ils concluront leur voyage dans les WC”. Quelle horreur ! Platy, Guppy et leurs congénéres nagent et suivent le même parcours depuis toutes ces années. Je ne les apprécie pas, pourtant ils ont été mes confidents. Pour m’attacher à eux, un seul contact aurait suffit. Leurs multiples couleurs me font penser à un arc-en-ciel après une ondée. Animaux de compagnie discrets, ils passent inaperçus et n’effacent en rien mon sentiment de solitude.
Mon père, une fois de plus, n'est pas rentré cette nuit. Le lit de sa maîtresse doit être bien plus chaleureux et confortable que celui glacial de leur suite parentale. Après tout pourquoi lui en vouloir, ma mère se déplace sans cesse aux quatre coins du monde. En femme d'affaires coriace, elle vit dans son univers où je n'ai pas ma place. Ce petit arrangement leur convient. Chacun fait sa vie de son côté. Le plus déroutant, mes parents semblent heureux de se retrouver après de longues périodes d’absence. Ont-ils créé cette façade pour moi ? Dans l'histoire, aucun des deux ne se soucie de ce que je ressens, je ne suis qu'une épine qu'ils n'arrivent pas à extraire.
Mon privilège; je ne manque de rien. Mes géniteurs m'accordent un mode de vie de petit prince pourri et gâté, ce qui aurait pu faire de moi un sale gosse. Ils imaginent que le bien être matériel remplace le bonheur simple d'une famille unie et aimante. J'en profite bien sûr, mais à la longue, c’est frustrant. Quand ils m'offrent un cadeau, une façon pour eux de s'acheter une bonne conscience, j'ai envie de le leur balancer au visage. Lui, n’hésite pas à me filer des billets de cinquante euros pour satisfaire mes besoins. Elle ne s’embête pas autant : elle se contente de s’assurer que le frigo déborde de cochonneries ainsi que ma garde-robe. Je distribue le surplus que je ne peux avaler ou porter. Le gaspillage m'horripile. Mes amis en profitent à leur façon et le vieux monsieur au coin de la rue est le mieux sapé du quartier.
À ma naissance, ma mère, prévoyante, m’avait réservé une place dans une école privée renommée. J’avais un chauffeur particulier. À quatre ans, devant le portail, Pierre m’ouvrait la porte de la berline. Mes potes de cours de récréation fantasmaient à l’idée de grimper à son bord. Moi, je les enviais d’arriver avec leur mère ou leur père les tenant par la main. Je bénéficiais de la présence d'une fille au pair pour perfectionner mon anglais. Jane s’occupait de moi avec tant de gentillesse, j'avais trouvé en elle une alliée, une grande sœur. En fin de primaire, ma mère la congédia sans raison. Elle brise tous mes rêves en un claquement de doigts.
Heureusement, dans cette tour d’ivoire, ma grand-mère maternelle a toujours été à mes côtés pour panser mes plaies du corps et mes maux de l'âme. Elle ne supportait pas de voir sa fille aussi distante et absente. Ma mamie était mon sourire, celui pour qui j’aurais tout donné. Elle nous a quittés au mois de janvier, rejoignant les étoiles qu’elle m’a appris à aimer quand nous allions sur la terrasse pour les observer. Elle m'a tout enseigné. Elle m'a écouté quand j'ai réalisé que j'étais différent de mes copains, que les filles ne m'intéressaient pas. Ma grand-mère m'a pris dans ses bras quand j'étais au plus bas. À cette heure, mon cœur se déchire, mes yeux se remplissent de larmes, je n'en peux plus. Il est temps pour moi de découvrir un nouveau monde. Joséphine m'a donné ce carnet sur les pages duquel je répands mes mots. J’ai besoin de respirer, de partager, de rencontrer des gens différents et d’explorer un nouvel univers.
Je m'appelle Victor, j'ai vingt ans. Je joue au fils modèle, bien poli et bien sage. Je ne dis rien et pourtant j’en ai gros sur le cœur. Je survis à Paris dans deux cents mètres carrés où j'étouffe. Il est temps pour moi de tourner la page et de partir au loin pour écrire les nouveaux chapitres de ma vie.
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