Après une bonne douche fort appréciable, je me joins à Tom et Lucas affairés derrière leur plan de travail. Cette scène du quotidien somme toute banale, est un havre de paix dans lequel ils m’ont invité. Comme j’aimerais partager un jour de tels moments, les mêmes qui ont accompagné et bercé mon enfance. Les voyant côte à côte concocter un pique-nique, je m’imagine mon père auprès de ma mère. Ils partagent les mêmes gestes tendres. Lucas me demande me ramenant à la réalité :

• Ton sandwich, tu le veux au saucisson ou au jambon ?

Tom s'empresse de rajouter :

• Sinon Lucas est le roi du pan bagnat.

Cette dernière proposition me fait monter l'eau à la bouche et je réponds avec enthousiasme :

• OK pour la spécialité du chef de maison.

Tom éclate de rire en m’entendant appeler ainsi sa moitié, il le surnonme ainsi quand il rentre du boulot et le retrouve à l'œuvre derrière son fourneau.

• Bon parfait, trois bagnats avec son pain et sa mayonnaise maison.

Je lave les fruits pour une salade en guise de dessert. Tom s'occupe de transvaser la citronnade dans une thermos pour la maintenir au frais.

Nous rangeons tout dans le panier et prenons la direction des bords de l'étang dans la Clio rouge. Sur place, en passant ils constatent que trois livres ont été empruntés dont l'Amant Russe à la grande satisfaction de Tom. Je suis curieux de savoir quel type de concert nous allons écouter ? L'affluence est somme toute modeste. Je regarde autour de moi, quelques couples d'âges différents se sont assis sur des couvertures, leur pique-nique posé à leur pied.

Mon regard se porte sur l'étang. Deux barques flottantes entourées d'astres transparents, instruments et oiseaux gravitent doucement autour de l'eau. La musique se fait onde, ricoche avec magie sur l'étang, s'étale avec harmonie. La compositrice mêle, emmêle et démêle la poésie avec la nature, et dépose les plus belles notes de sa partition. Une pianiste, un tromboniste et un violoncelliste s'accordent avec liesse au rythme du lieu. La musique s'apaise avec l'obscurité, adoucit l'ambiance qui se fait tout à coup sérénité.

Tom et Lucas assis côté-à-côte, semblent être happés par la quiétude du concert. Le blondinet tient son partenaire entre ses bras. Je vois pour ma part un tableau prendre vie. Leur complicité s’exprime dans cette nuit d'été avec retenue, je suis sous le charme. Comment ne pas rêver de vivre de tels instants ? Comment rester insensible quand tout est si facile? J’imagine les premières esquisses que je composerai avant de m'endormir.

À la sortie de cet intermède musical, un peu gêné, je crains que le prix soit trop élevé pour mon porte-monnaie que Sarah avait surnommé avec malice "la boîte des petits riens". Chacun avait déposé un peu d'argent pour les extras du voyage extraordinaire. Le spectacle qui se joue devant mes yeux m’émerveille, aussi un petit prélèvement ne sera qu’une maigre récompense. Quelle n'est pas ma surprise de réaliser que le principe de cette manifestation est de donner ce que l'on souhaite entre douze et dix huit euros en fonction de ses moyens. L’art devient à portée de tous.

Lucas me prend par les épaules en me voyant chercher dans mon portefeuille et me chuchote :

- Laisse tomber c'est pour nous, petit cadeau pour financer ton aventure.

- Non, vous en avez déjà fait tellement.

Ne voulant pas me froisser, Tom me propose :

- Donnons huit euros chacun.

- Ok, ça marche.

Le règlement déposé dans l'urne proche de l'entrée, nous avons la chance de pouvoir échanger quelques mots avec les musiciens, flattés. Ils sont heureux de constater que de jeunes gens s'intéressent à leur composition. Après une demi-heure de discussions, Tom propose d'aller boire un coup avant de rentrer. À cette heure, les bars qui longent le port lacustre sont animés.

Nous choisissons une table en face de l'eau, les bateaux se balancent au rythme du vent qui vient de se lever. Les drapeaux et les cordages donnent à leur tour un concert. Les étoiles se joignent à la fête, petites lucioles virevoltant sur l'eau. La nature nous accorde un supplément, juste parfait. Sous le regard amusé de Tom, Lucas se délecte de sa dame blanche. Je me contente d'une limonade et Tom d'un thé au tiramisu. Nous discutons comme si nous nous connaissions depuis des années, sans tabou ni barrières. Juste le plaisir de se dévoiler sans jamais être indiscrets.

Au retour à l'appartement, épuisés par leur journée, les deux amoureux rejoignent leur chambre après m’avoir ouvert le canapé. Une fois installé, mes paupières se font de plus en plus lourdes. Je résiste parce je veux à tout prix dessiner un petit quelque chose pour remercier mes deux colocataires. J’attrape une feuille de mon carnet, les traits fusent sur le papier, tout dans ma tête est très clair.

Les deux personnages apparaissent quasi instantanément, ils dansent une valse, effleurant la surface de l'eau, dans un coin un piano les accompagne. Je souhaite le leur offrir avant de partir, je prends le dessin en photo pour en garder une copie. Je ne peux pas m'empêcher de l'envoyer à mes parents avec un petit mot "la vie se métamorphose sous mes yeux, encore merci à vous de m'avoir laissé voler de mes propres ailes".