Chapitre 25 : Samy "Une nouvelle fenêtre."
Assis, j’attends la fin de la course du soleil dans l’océan. Ce spectacle me fascine. La boule de feu est avalée par l’étendue d’eau. Les deux font corps en cette fin de journée. Les rayons s’étalent sur la palette de bleu. J’apprécie ce mélange de couleurs. Elles dévoilent des tons que les peintres essaient de rendre réels sur leur toile depuis la nuit des temps.
Mon carnet dans les mains, je dessine ce que mes yeux perçoivent dans la pénombre qui s’installe. L’astre solaire représente le dragon qui erre dans ma tête. Sur la toile, l’animal sort de la mer. Il puise sa force et sa vigueur dans le monde marin. Mes doigts se déplacent avec dextérité. Les quelques vacanciers qui passent à mes côtés s’arrêtent pour m’observer. Dans un silence solennel, ils se contentent de scruter l’évolution de mon croquis.
Plongé dans ma bulle, je les remarque à peine. Chaque coup de crayon apporte un petit rien qui donne à la bête un peu d’humanité. Il n’est pas l’effrayant monstre qui se cache dans les contes pour enfants. Dans son regard brille l’étincelle de vie qui réchauffe les âmes solitaires. Dans ses pupilles brûle la flamme de l’espoir. Un enfant trop curieux s’approche de moi, aussitôt rattrapé par la main de son père. L’homme d’une quarantaine d’années explique au petit garçon qu’il ne doit pas me déranger. J’entends l’enfant insister. Je reconnais cette impatience devant la nouveauté. En se redressant, je découvre autour de moi une petite troupe agglutinée.
Avec des boucles brunes et son visage tout fin, je me revois enfant à côté de mon père. Je me souviens d'avoir eu le même désir. Trépignant, je voulais découvrir ce que l’artiste était capable de former de ses mains. Cet après-midi de juillet, j’ai rencontré un menuisier qui m’a donné un objet qui ne me quitte jamais. Dans la chaleur au cœur du marché artisanal, l’octogénaire continuait à modeler. Ces doigts recroquevillés le faisaient souffrir, l’arthrose ne lui laissait que peu de répit. Comme l’enfant qui aujourd’hui est face à moi, j’ai ressenti la même excitation. Mon père m'avait demandé de faire preuve de patience. Nous sommes alors restés de longues minutes à l’observer. Avec son ciseau à bois, il faisait naître des objets qu’il offrait sans hésiter. À cette époque, Il refusait la moindre pièce prétextant qu’il n’avait besoin de rien de plus que le sourire d’un enfant. Ce vieux monsieur, je l’ai retrouvé une dizaine d'années plus tard. Je m'étais proposé pour organiser des cours de dessin dans la maison de retraite de la ville proche de chez lui. Il m’avait tout de suite reconnu et je fus heureux de voir qu’il continuait à fabriquer des crayons à papier dans des branches d’osier. En cette soirée, je sers le mien fort dans mes mains.
Je range mes affaires dans mon sac à dos, les derniers touristes ont disparu. Quelle n'est pas ma surprise de découvrir des pièces déposées dans ma casquette. Les vacanciers ont dû me prendre pour un artiste à la recherche de quelque revenu. Cette attention me touche et les paroles de Pierre me reviennent en mémoire : « laisse le cœur des gens parler même si l’argent est leur façon de s’exprimer. Pas d’aumône. Pas de pitié. Juste un mécénat pour ton savoir-faire ». Je souris en songeant à ce bonhomme qui a vécu de sa passion.
À mon tour, je range mon petit pactole, raccroche mon sac et marche à côté de mon vélo. Je profite des lieux qui se dévoilent peu à peu. En ce soir de pleine lune, la lumière inonde l’espace, vision magnifique. Au bout du chemin, j’aperçois des géants de bois qui ont élu domicile sur l’océan. Ils se dressent fièrement attendant la marée pour prendre un bain de pieds. Ces cabanes de pêcheur, pleines de charme, édifices fragiles sur leurs jambes si minces, résistent aux intempéries. Aussitôt mon esprit vagabonde, mon imagination se fait féconde. Assis sur le parapet, sous le réverbère, j’admire la lueur qui accompagne le début de soirée. Mon crayon a retrouvé sa place. Mes doigts se lancent sans la moindre hésitation. Décidément ce lieu m'inspire, je me sens heureux.
Des ombres apparaissent se reflétant sur la feuille. Des petits fantômes surgissent dans cette nuit étoilée, ils ne m’inquiètent pas. Des enfants se sont installés dans mon dos. Le plus téméraire d'entre eux pointe le bout de son nez et me demande :
- On peut rester.
Je reconnais le jeune garçon croisé sur le port. Cette fois, il est accompagné d'une fille d'une quinzaine d'années et d’un garçon à peine plus âgé. Les deux adolescents semblent eux aussi enthousiastes. Ils ne quittent pas des yeux la feuille qui révèle à chaque coup de crayon une scène pleine de surprises. Ils se font silencieux et patientent espérant découvrir l'animal qui sortira des flots. Des gerbes apparaissent, si réelles, qu'ils lèvent les yeux pour voir l’océan déborder sur le papier. Les nuages à l’horizon annoncent l'arrivée de l'orage. Le petit garçon tire son grand frère par la main.
- J'ai peur. Regarder, les éclairs sont de plus en plus près. On rentre ?
Instantanément, un grondement accompagne le dernier flash. Surpris, j’en échappe mon crayon qui roule le long du trottoir suivant la rigole. Ce rail le guide droit dans l'eau qui s'agite en contrebas. La demoiselle voit le petit morceau de bois s’enfuir. Elle se précipite pour le saisir sous le regard abasourdi des garçons. Elle finit les quatre fers en l'air en équilibre sur le parapet, le bout de bois dans ses mains. Je me précipite pour l'attraper, j'évite ainsi une catastrophe.
La pluie se fait de plus en plus forte, nous nous mettons à l’abri sous le porche de la supérette. Arrive alors leur père avec une poussette. Chacun reprend son souffle et admire le dragon qui se réveille au loin. Axel et Alizée se sont blottis dans mes bras. Hugo, le grand frère, chantonne une berceuse à sa petite sœur pour calmer ses pleurs. Son père est parti chercher la voiture familiale, garée sur le parking à deux pâtés de là. Je me retrouve au milieu de cette tribu qui gazouille pour se rassurer. La température baisse, la pluie devient plus tempétueuse. Heureusement pour nous, Loïc arrive. Il installe sa poupée à l'abri avec Axel à l’arrière de la voiture. Hugo aide son père à ranger la poussette dans le coffre. Je suis trempé, l'eau dégouline le long de mes boucles brunes. Sans la moindre hésitation, Loïc accroche mon vélo sur le porte vélo prévu à cet effet et me propose de les accompagner.
- Un abri pour la nuit, ça te dit ?
- Et comment.
- Allez, grimpe. Hugo prévient maman qu'il y aura une bouche de plus pour le repas du soir.
Aussitôt dit aussitôt fait, l'aîné tapote sur son portable un petit mot. À l'abri dans l'habitacle, un dernier éclair zèbre le ciel. Assis entre Axel et Alizée je me sens en sécurité. Je me revois entre ma sœur et mon grand frère à chaque virée familiale. Le bébé s'est endormi. À l'avant, père et fils discutent.
Ce voyage est un coffre rempli de surprises. Derrière chaque fenêtre ouverte, je découvre un peu de moi.
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