Chapitre 39.5 : Samy "Les Trois Tours."
La Rochelle est un petit bijou, j'apprécie les visites de ce début d’après-midi. Mes compagnons connaissent tous les coins sympas. Nous commençons notre excursion par l’exploration des trois tours. Dressées face à l’Atlantique, elles sont les vestiges d’un grand programme de fortifications édifiées à partir du XIIème siècle par la ville. Mon œil d'artiste les scrute et imagine non sans mal où mon dragon va pouvoir faire escale. La tour St Nicolas est considérée comme un donjon urbain tout en étant une demeure palatiale. Elle symbolise la puissance et la richesse de la ville et encore aujourd’hui semble incontournable. Nous faisons le tour du vieux port pour l’atteindre et débutons l’ascension de la rampe d’accès en pierres de taille inclinée à quatre-vingt pourcents. Gravir les escaliers est une vraie épreuve.
Cette bâtisse est un coffre à idées où je vais puiser sans modération. Le plus intriguant réside à l’intérieur où un labyrinthe d’escaliers et de couloirs est aménagé dans l’épaisseur des murs. Je suis stupéfait par l'implantation de ce bâtiment sur une zone marécageuse. L’architecture complexe avec ses cinq angles, renforce mon admiration. Au cours de la visite, je comprends pourquoi le pentagone a été consolidé par trois tourelles dont une rectangulaire qui forme le donjon. L'impression ressentie à l’extérieur n'était pas une vue de mon esprit, la tour est légèrement inclinée. Les maîtres d’œuvres de l’époque ont dû faire preuve d'ingéniosité pour que le tout ne s'écroule pas. Les cinq étages sont tous magnifiques et originaux.
- Une légende dit que ce serait la fée Mélusine qui, volant au-dessus de la ville, aurait laissé échapper des pierres de son tablier troué et aurait ainsi formé la Tour, me précise Sophie.
Une fois la deuxième tour arpentée de bas en haut, Alexandre propose de faire une halte sur la terrasse éphémère de la Tour de la Chaîne pour déguster une glace. Avec Sophie nous acceptons avec enthousiasme. Nous installons et observons les bateaux. La Tour surveille l’entrée du vieux port depuis la nuit des temps, elle gérait le trafic et percevait les droits et taxes. En cette belle journée, quelques voiliers s’élancent sur l’océan pendant que d’autres rentrent pour un repos bien mérité. Je consulte le dépliant et découvre l’histoire de cette énorme chaîne. Elle était tendue chaque nuit en travers pour empêcher les intrusions. À présent, Alexandre ajoute sa minute littéraire :
- Rabelais se serait servi de cette chaîne pour attacher Pantagruel dans son berceau !
- J’adore cette oeuvre. Je l'ai dévorée au collège. Mes camarades de classe me prenaient pour un fou mais étaient ravis que je les aide dans la compréhension du texte, ajouté-je en songeant avec plaisir à ce souvenir.
- Je vois que le dessin n’est pas ta seule passion, ajoute Sophie.
- J'ai commencé sur des coins de table pendant les repas de famille interminables. Je me faisais tout petit et piquais un morceau de nappe en papier. Au début, je gribouillais puis rapidement j’ai reproduit tout ce que je voyais traîner. Les couteaux devenaient des chevaliers, les fourchettes de délicates princesses, les serviettes des bateaux. Ma mère m’observait du coin de l’œil avec tendresse.
- Je me rappelle de mon côté que je plongeais dans un bouquin pour patienter, au grand désespoir de ma sœur qui elle passait son temps à soupirer ou à essayer de me tirer vers l’extérieur pour fuir le monde des adultes, nous raconte Sophie.
- Oh et moi, c’était tout le contraire, dit Alexandre. Les adultes se seraient volontiers débarrassés de moi. J’insupportais mon oncle, qui ne comprenait pas pourquoi un enfant se mêlait des conversations des grands. Mon père quant à lui adorait que je donne mon avis.
- D'ailleurs ton cousin Pierre est passé ce matin, il voulait savoir si on était ok pour les rejoindre ce soir pour pique-niquer sur la plage, ajoute Sophie.
- Je lui envoie un message pour savoir s'il faut apporter quelque chose. Ça te dit de te joindre à nous Samy ? Tu verras ce sera sympa. Réfléchis, prends ton temps et on en rediscute.
La glace terminée, nous reprenons notre balade et nous nous rendons à la Tour de la Lanterne. Elle est impressionnante avec sa flèche gothique octogonale. J'apprends qu'elle a servi de phare et de prison. Nous montons au fur et à mesure les étages et les pièces se font de plus en plus sombres. Pendant l'ascension, chacun à notre tour, nous essayons de déchiffrer les graffitis que l'on compte au nombre de six cents. Ils ont été sculptés par les détenus durant trois siècles. Des noms et encore des noms se succèdent ou font place à quelques belles gravures. Arrivés en haut, la vue est époustouflante. Du chemin de ronde nous observons la ville et l'océan, j'hésite entre mon portable ou mon carnet de croquis. Finalement, je commence par prendre une ou deux photos dont cette sculpture représentant l'entrée du port d’Émile Lafontaine, originaire de Montmartre, 1872. En redescendant, je ne peux m'empêcher de marquer une pause dans le dortoir, lieu où on pouvait se retrouver entassés à plus de cent. Mes mains parcourent les pierres, imaginant le désespoir de ces hommes, marins pour la plupart prisonniers, eux, les amoureux des grands espaces. Comment ont-ils pu endurer cet enfermement si ce n'est en rêvant de voguer sur l'océan ?
Arrivé dans la rue, mon regard se lève une dernière fois pour admirer le bâtiment et je prends une grande bouffée d’air. J'ai la chance au travers de ce voyage de rencontrer des gens différents et aussi des lieux où les histoires restent enfermées avec pour seuls témoins des pierres. Après le phare de l’île d’Oléron, le fort Enet et maintenant les trois tours de la Rochelle, je me sens redevable.
- Est-ce que cela vous gêne si je vous rejoins au bar ? demandé-je, embêté d’expédier le couple. Je voudrais rester un instant au bord de l’eau pour dessiner. Ces visites m’ont ouvert un nouveau monde, j’ai soif d’explorer une fois de plus le décor et de garder une empreinte des lieux.
- Non, pas du tout, s’empresse de répondre Sophie. Nous avons des courses à faire pour le pique-nique de ce soir.
- Je te comprends Samy, c’est bien plus sympa de rester ici, l’eau est tellement apaisante, ajoute Alexandre. Je préviens mon cousin que nous aurons un invité, si ça te convient.
- Oui vous pouvez compter sur moi. En attendant, je pense qu’un moment, en amoureux, pourrait être sympa. Après tout je vous ai un peu voler de ce bonheur à deux, dis-je en adressant un sourire à Sophie et un clin d’œil à Alexandre.
- Allez, on se retrouve à dix-huit heures à la Guignette, puis on verra avec Maël comment on s’organise.
- Parfait, j’ai besoin d’une heure pour poser les contours de mon dessin. Vous connaissez Maël réalisé-je d’un seul coup. Mais oui, forcément, qui ne connaît pas le barman de la Guignette ?
- C’est surtout un super pote de lycée, ajoute Alexandre avant de s’éclipser.
Le couple s’éloigne main dans la main dans les ruelles de la rue piétonne. Décidément le monde est tout petit, et ça se trouve ils connaissent Vince. Je m'assois sur une chaise longue posée le long des quais. Mon regard reste fixé sur les tours. Elles se dressent en maîtresse absolue des lieux. Elles vont être le cadre idéal pour mon nouveau tableau. Le crayon s’amuse sur la feuille blanche, les premiers traits fins dévoilent les ossatures des bâtisses. Ce sont des remparts infranchissables. Un voilier dans l’horizon disparaît dans le soleil couchant. Les teintes dégradées s’étalent avec douceur sur le papier. Au fur et à mesure, mes croquis se font uniques, une signature que j'appose au fil du temps. Mon expertise apporte une âme à mon tableau. Au sommet de la tour de la Lanterne, le dragon surveille l’entrée du port. Son corps est plus affiné, ses ailes prennent une nouvelle dimension et dans ses yeux, une force se dégage.
Je pense à Sarah et lui envoye une photo de mon croquis pour qu’elle me conseille. J'ajoute un selfie, prenant la pose au pied de la Tour. La réponse se fait dans la seconde suivante. La demoiselle me dit qu'elle a le droit de garder le portable de maman juste pour elle pendant les vacances.
« Il est encore parfait ce dessin, tu es un magicien. Si ça continue, le dragon va sortir de l’écran pour venir m’apporter un de tes bisous. Je t’envie de vivre une si belle aventure ». Aussitôt je réponds avec tendresse « un jour, je te promets, tu monteras sur son dos » ; Sarah ajoute avec un sourire « il n’y aura pas la place » ; je l’interroge « J’aurai toujours une place pour ma sœur » et agrémente le mot d’un cœur. Après un bon quart d’heure à échanger des messages, Sarah s’excuse de devoir m’abandonner. « Papa m’a promis de m’emmener au cinéma avec mes copines ». J'envoie un dernier instantané du port où les vacanciers errent avec plaisir en cette fin d’après-midi de juillet.
À peine, le message tapé que ma sœur s’empresse de m'offrir un smiley avec des bisous et un petit clin d’œil auquel elle ajoute avec malice « oh ! Regarde le joli papillon posé sur le guidon du vélo derrière toi ».
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