Chapitre 44 : Samy "Petite Sophia."
L'horloge murale affiche sept heures trente quand l'aide-soignante entre dans la chambre avec le petit déjeuner. Elle pose le plateau sans faire de bruit et disparaît aussitôt. Après un début de nuit agitée, la fatigue a remporté le match. J'ai dormi d'une traite. Ce matin, tous les traceurs sont au vert, l'infirmière de nuit a déposé au pied de mon lit, son dernier compte rendu.
Le médecin se présente à son tour, il me réveille avec précaution. Quand j'ouvre les paupières, je découvre cinq paires d'yeux. Machinalement, je remonte le drap pour garder un minimum d'intimité. Les cinq blouses blanches ne me quittent pas du regard. Les médecins en formation jouent aux apprentis sorciers. Chacun veut mettre en avant ses connaissances et va de son commentaire. Ce scanner me met mal à l'aise. Je ne sais pas si je dois répondre ou seulement écouter et me taire. J'ai le sentiment d'être en trop. Leurs échanges sont un joli charabia médical.
Après les questions d'usages et un dernier examen, le chef de service me confirme que je pourrai sortir en début d'après-midi une fois les formulaires administratifs réglés. Heureusement avant de partir, avec ma mère nous avions choisi une bonne mutuelle. La couverture maximale pare aux mieux les imprévus d'un tel voyage. Après avoir avalé mon petit déjeuner et pris une douche, j'attrape mon portable pour l’appeler. Entendre nos voix respectives nous rassurent. Chacun de nous raconte nos anecdotes des différents petits bobos parsemés sur mon corps au cours de ces dernières années. Tout petit, j'étais maladroit, la tête dans les nuages les pieds quant à eux s’égaraient sur terre. À mon adolescence, diverses expériences malheureuses m'ont conduit aux urgences. Je me suis cassé un bras après une chute de vélo. Trop intrépide et curieux, les chemins de traverse m'appellent là où les lignes droites m’ennuient. Mon nez a connu une mésaventure avec un pylône, nos routes se sont croisées pendant une sortie en ville. Trop absorbé par l’histoire que je racontais à ma sœur, je n'avais pas vu le poteau se dresser devant moi. KO, j'avais filé une belle trouille à Sarah, avec ma mère aujourd’hui nous en rions de bon cœur.
Je raccroche après lui avoir fait la promesse de la rappeler avant d’aller me coucher. À peine le portable posé sur la table, une notification apparaît « envoie-moi un message et poursuit ton aventure comme il se doit, amuse-toi. Maman t’aime fort. Bisous ». Je réponds instantanément « merci d’être là pour moi, embrasse papa et Sarah ». Un appel en absence clignote sur mon écran. Je consulte mon répondeur : « bon tu dois jouer à la marmotte, ou on s’occupe trop bien de toi pour que tu aies le temps de répondre à un ami. Trêve de plaisanterie, j’espère que tu es au top de ta forme. Fais-moi signe quand tu auras besoin de l’ambulance pour te rapatrier à la Maison Joséphine ». Je ris tout seul dans ma chambre et compose à mon tour le numéro de Maël et tombe sur la messagerie. J'éclate de rire en entendant le mot de présentation. Décidément, ce serveur a beaucoup d’humour.
Pour occuper mon temps et me dégourdir les jambes, je me promène dans les couloirs. Alors que je m’apprête à faire demi-tour arrivé à hauteur de la dernière chambre de mon étage, j'entends des sanglots. La porte est entrouverte. Je me glisse à l'intérieur et découvre une montagne de couvertures. Je m’approche du lit d’où proviennent les pleurs. Une petite tête brune sort délicatement le bout de son nez. La fillette me voit et pousse un cri.
- Oh pardon, dis-je en réalisant que je n’aurais peut-être pas dû entrer.
- T’es qui toi ? Encore un docteur ? Je ne veux plus de piqûres, elles me font peur.
- Non rassure toi, dis-je de ma voix la plus douce.
- Alors un infirmier ? Je ne veux pas avaler de cachets, je n’aime pas. Ils sont amers.
- Je suis un patient comme toi.
- Patient, mais moi je ne le suis pas.
La demoiselle est à peine plus âgée que ma petite sœur. Est-ce qu’elle fait preuve d’ironie ? Joue-t-elle des mots ou n’interprète-t-elle pas le vocabulaire de la même façon que le commun des mortels.
- Je voulais dire, que je suis un malade qui se balade.
- Oh alors, tu peux rester. Tu peux te déplacer librement ? Tu ne dois pas avoir trop mal.
- Oh, hier j’ai croisé la route d’un scooter qui m’a fait voler…
- Ce serait si chouette si je pouvais voler aussi.
J'observe l’enfant, les larmes se sont évaporées sur ses lèvres souriantes.
- Tu restes longtemps à la maison blanche ? me dit la petite fille.
- Je sors cet après-midi, réponds-je comprenant que c’est ainsi qu’elle a rebaptisé l’hôpital.
- Cool.
Dois-je aussi poser la question ? Prudemment, je détourne la conversation.
- Tu aimes dessiner ou lire ?
- Oh, j’adore les histoires mais mes dessins sont des gribouillages en noir et blanc.
- Pourquoi ? Tu n’as pas de crayons de couleurs ?
- Non, je n’en veux pas. C’est quand on est heureux qu’on colorie le monde dans des arcs-en-ciel.
- Et le noir et blanc ?
- C’est pour cacher ma tristesse.
Décontenancé par cette réponse aussi franche, je marque une pause avant de lui demander :
- Tu peux me montrer ce que tu fais ?
- Pourquoi ? Tous ceux qui les voient ne pensent qu’à les froisser pour les jeter ? Regarde maman vient de balancer le dernier dans la corbeille.
Je m'approche de la poubelle, déplie le papier et découvre avec stupéfaction un paysage de brume. Un nuage blanchâtre enveloppe un animal noir et blanc. Les traits sont bien esquissés, les yeux parfaitement exécutés semblent m’observer à leur tour. Le dégradé apporte une agréable lumière. Ce dessin est bien plus qu’un brouillon.
- C’est vraiment très chouette ? dis-je en prenant soin d’étaler le croquis sur la table.
- Tu as vu la chouette ? Tu es trop fort, tu es le seul. Tout le monde est persuadé qu’il s’agit d’un monstre.
- Parce qu’ils n’ont peut-être pas pris le temps de regarder attentivement.
- Non parce qu’ils ont peur pour moi alors ils jettent le papier.
- Attends un instant, je reviens.
- De toute façon, à part me porter sur ton dos, je n’irai pas loin.
Je rejoins ma chambre, prends dans son sac à dos mon carnet. Avant de repartir en sens inverse, je croise une femme avec un plateau.
- Samy, c’est l’heure du repas.
- Est-ce que je peux partager mon déjeuner avec la fillette de la chambre 222 ? C’est possible ?
- Avec Sophia ?
- C’est son prénom ? demandé-je en réalisant qu’ils n’ont même pas eu l’occasion de se présenter.
- Oui, elle est avec nous depuis un mois. Je demande à ma cheffe. Je ne pense pas qu’elle y voie un inconvénient, dit l’aide-soignante en sortant.
En attendant son retour, je découvre le festin du jour : une purée de carottes et ses saucisses, un yaourt et une banane. Je meure de faim, ça fera l’affaire. De toute façon, Maël m'a promis un super barbecue pour ce soir. Je récupère mon portable, vérifie mes messages et réalise que je n’ai pas ouvert la dernière photo envoyée par mon ami quand une voix m’interpelle :
- Samy, elle est d’accord, elle a même dit que c’était une excellente idée.
- Super.
- Je t’amènerai ton plateau en même temps que le sien, précise l'aide soignante en le rangeant sur le chariot.
- Merci.
J'accélère le pas dans le couloir et heurte une femme.
- Pardon, je ne vous ai pas vu, dit-elle très embêtée.
Physionomiste, je vois dans les traits de cette belle brune, le visage de Sophia, la mère et la fille se ressemblent tant. Le plus douloureux est de percevoir la même lueur de tristesse, habiter leur regard.
- C’est moi qui suis désolé, ajouté-je. Je ne regardais pas où j’allais encore une fois. Vous êtes la maman de Sophia ?
J'explique alors ma rencontre avec sa fille et lui demande à son tour l’autorisation de manger avec elle.
- Oui, un peu de compagnie lui fera tellement de bien.
- Je peux vous…
- Tu, tu peux dire tu, me propose la maman.
- Pourquoi jeter ses dessins ? dis-je tout en sachant que le sujet est délicat.
- Je ne sais pas, je ne sais plus, je n’en sais rien, me dit la femme tout en enfouissant son visage dans ses mains.
Je pose ma main sur son épaule, je sens tout son corps trembler sous mes doigts.
- Est-ce que tu peux venir avec moi ? Je voudrais vous montrer quelque chose à toutes les deux, proposé-je.
Quelle n’est pas la surprise pour Sophia de nous voir arriver ensemble avec sa maman. La jeune malade ne nous quitte pas du regard, nous sommes tels les deux tours qu’elles aiment tant et qui protègent le port de La Rochelle.
- Sophia, je m’appelle Samy et j’ai demandé à ta maman de rester avec nous si cela ne te dérange pas.
Installés sur le bord du lit, nous encadrons l’enfant et discutons à cœur ouvert. Je présente mon dragon et leur fais découvrir mon univers. Sophia ne quitte pas les croquis du regard et écoute sans mot dire l’histoire contée. Subjuguée, elle voyage au travers de mes yeux d'aventurier. Quand vient son tour, elle attrape ses dessins et les montre les uns après les autres. Elle parle avec ses mots et des paroles remplies de sens. La fillette effeuille ses douleurs, panse ses maux et libère ses peurs. J'observe chacun des détails posés sur la page blanche noircie par la colère estompée par les pleurs.
- Samy, tu penses que je pourrais un jour voyager ? me demande Sophia en saisissant ma main.
- Bien sûr que oui, quels que soient les obstacles, réponds-je avec enthousiasme et serrant ses doigts entre les siens.
- Maman, tu viendras avec moi ?
- J’irai au bout du monde avec toi, même sur la lune si tu me le demandais, dit-elle en la serrant fort dans ses bras et elle ajoute dans ma direction du bout des lèvres : Merci pour tout.
- Je n’ai pas fait grand-chose.
- Oh si bien plus que tu crois, tu viens de réveiller nos sourires, le dragon a soufflé sur l’âme de la chouette.
Après avoir partagé notre repas et fait la promesse à Sophia de revenir la voir avant de partir, celle-ci m’interpelle :
- Tu ne m’as pas montré la photo de la Tour de la Lanterne. S’il te plait avant de partir, tu peux.
Je saisis son portable, ouvre mes photos et fait défiler les dernières que j'ai prises à La Rochelle. Sophia les observe avec attention et me parle de ses lieux importants pour elle aussi.
- Oh un papillon sur le guidon, dit-elle tout en le pointant du bout du doigt.
- Tu t’entendrais bien avec ma sœur, c’est étrange, elle aussi c’est la première chose qu’elle m’a dit en le voyant.
Puis une dernière photo apparaît.
- Ce sont tes amis ? me demande Sophia.
Je regarde le cliché, celui que Maël m'a envoyé hier et sur lequel je n’avais pas encore porté mon attention.
- Oh ils sont trop drôles tous les trois, ajoute la fillette. Ils ont l’air de bien s’amuser.
Je reconnais Maël installé sur les genoux d’un autre garçon et un troisième pose ses lèvres sur la joue de celui-ci.
Sophia revient sur la photo précédente et repasse sur celle des trois jeunes.
- Pourquoi tu fais des va-et-vient ? l’interroge-je.
- Parce que regarde, c’est le même hoodie sur le cycliste avec le papillon et celui que porte le jeune qui sert de fauteuil.
Je reprends mon portable et fais de même, mais oui elle à raison. Mais ce que je n’arrive surtout pas à quitter des yeux : c'est le regard du gars assis et son sourire.
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