Acte VII. Scène 3
Deux heures plus tard – Dimanche 25 septembre 2022 – 16h00
CHARLOTTE : Une petite partie de Monopoly ?
MAUDE : Oh oui, jouons aux petits capitalistes !
GABIN : Seulement si je peux être le fer à repasser.
MAUDE : Un homme avec un fer à repasser, c'est peut-être un mini pas en faveur de l'égalité (qui devrait avoir été fait depuis un bon moment) mais certainement pas assez pour compenser le capitalisme.
FAUSTINE : Moi, j'adore le petit chien.
THIERRY : Ah non, Faustine ! Le petit chien a toujours été mon préféré.
CHARLOTTE : Moi, j'aimerais le dé à coudre, mais peut-être que Maude trouvera ça sexiste. Et, surtout, il faut que je retrouve où on a mis la boîte du Monopoly.
THIERRY : La dernière fois qu'on a joué, c'était avec Joséphine.
GABIN : Je m'en souviens très bien, parce qu'elle a triché.
THIERRY : Mais non, pas du tout. Elle s'est juste trompée dans les règles.
GABIN : Quand on joue, c'est la responsabilité de chacun de s'assurer de respecter les règles. Ce n'est pas aux autres de vérifier le nombre de tours pendant lesquels on reste en prison, ni de compter les billets qu'on prend dans la banque. Si on ne peut pas faire confiance à chacun pour être intègre, on ne peut pas jouer ensemble.
MAUDE : Pourtant, dans la vraie vie, on y arrive bien. Si on comptait sur l'intégrité de chacun, ça se saurait ! Et ça aurait de sacrées conséquences !
CHARLOTTE : Mais la vie n'est pas un jeu de société.
MAUDE : Bien sûr que ça l'est ! Même si j'essaye de tout faire pour que ma vie soit autre chose que ça…
FAUSTINE : Tu es sûre ? Peut-être que tu essayes de faire que la vie soit un jeu basé sur les mots plutôt qu'une partie de Monopoly, mais ça reste, d'une certaine façon, un jeu.
MAUDE : Sauf qu'on ne compte pas les points !
GABIN : C'est parce que tu es toujours première que tu ne ressens pas le besoin de compter les points.
FAUSTINE : Si le jeu est d'accumuler le plus de propos absurdes ou originaux, c'est certain qu'elle nous devance de loin.
MAUDE : Je trouve que Gabin ne se défend pas mal.
GABIN : Mais ce n'est pas une guerre.
MAUDE : Non, pas du tout. C'est plus une sorte de danse.
CHARLOTTE : C'est un jeu coopératif.
MAUDE : Si la vie était un jeu coopératif, ça serait vraiment une bonne chose. Et si la vie était un jeu coopératif basé sur les mots, alors là, je ne sentirais plus ma joie !
GABIN : Si c'était le cas, tu déprimerais. Il te resterait si peu de choses dont te moquer.
MAUDE : Fais-moi confiance, je trouverais.
CHARLOTTE : Impossible de retrouver cette fichue boîte de Monopoly !
THIERRY : Elle n'est pas dans le garage, avec les décorations de Noël ?
GABIN : C'est vrai que c'était à Noël qu'on avait joué. Ce qui rend toute triche d'autant plus impardonnable.
THIERRY : Et pourtant, tu lui as pardonné.
GABIN : Je trouve ça intolérable, mais je ne vais pas en vouloir à Joséphine pour ça. Surtout qu'elle ne l'avait probablement pas fait exprès, je te l'accorde. C'était sa responsabilité et elle ne l'a pas assumée comme il se doit, mais on fait tous des erreurs dans la vie. Certaines d'entre elles peuvent être considérées comme des fautes morales, mais n'en restent pas moins excusables.
THIERRY : Vous avez vraiment une façon très étrange de raisonner, les enfants.
GABIN : Je ne comprends pas trop, tu voudrais que je lui en veuille, ou que je ne lui en veuille pas ?
FAUSTINE : Peut-être qu'on ne devrait pas faire de jeux de société, si c'est source de tensions comme ça dans votre famille.
MAUDE : Dès qu'on crée des systèmes avec des gagnants et des perdants, c'est forcément source de tensions.
GABIN : Ce ne sont pas vraiment des tensions qui mettent quoi que ce soit en danger dans nos relations. Parce qu'au final ce n'est qu'un jeu ; c'est sans importance.
THIERRY : Mais comment vous pouvez en même temps vous enflammer pour des choses et dire que vous les considérez sans importance ?
MAUDE : C'est un talent qui nécessite d'être cultivé chaque jour.
GABIN : Si vous voulez, Maude peut organiser des sessions d'entrainement.
MAUDE : Le dire, c'est facile. Les considérer vraiment sans importance, ça nécessite bien plus de travail.
FAUSTINE : Parce que tu vas nous faire croire que tu y as réussi ?
MAUDE : C'est plus complexe que ça. Il y a des choses qui ont de l'importance à un niveau, et pas à un autre.
THIERRY : Comme quoi, par exemple ?
GABIN : Comme Joséphine qui triche à un jeu de société. Dans l'absolu, c'est important de pouvoir compter sur chacun pour remplir sa part de responsabilité, quel que soit le sujet dont il est question. Et, dans les faits, ce n'est qu'un jeu de société.
CHARLOTTE : Je viens enfin de retrouver le jeu. Effectivement, il était bien avec les décorations de Noël.
MAUDE : Je veux bien être le haut-de-forme.
FAUSTINE : Je vais laisser le petit chien à Thierry, et prendre la voiture.
MAUDE : Si vous voulez, on peut jouer en commençant avec chacun une somme différente.
CHARLOTTE : Pourquoi on ferait ça ?
THIERRY : Seulement si c'est moi qui pars avec la plus grosse somme.
MAUDE : Pour que ce soit comme la vraie vie.
FAUSTINE : On en a bien assez notre dose tous les jours, de la vraie vie.
GABIN : Et des transactions immobilières aussi, on en a bien assez tous les jours.
CHARLOTTE : Vous êtes sûrs de vouloir jouer ?
MAUDE : Oui, pour étudier comment nous nous laissons vite entrainer par le jeu et corrompre.
CHARLOTTE : On ne sait jamais si vous plaisantez ou non. Vous semblez toujours tellement choqués de tout, mais avec un sourire.
THIERRY : Ce que je ne comprends pas très bien, c'est qu'en même temps et comme une conséquence de ça, rien n'a jamais l'air de vraiment vous choquer.
GABIN : Moi, je suis toujours choqué que vous ayez essayé de soudoyer Maude pour qu'elle reste avec moi.
MAUDE : Ce n'est pas du tout comme ça que ça s'est passé !
THIERRY : Tu dis que tu es choqué mais, au final, tu sembles complètement laisser passer. Vous dites que vous êtes choqué par l'omniprésence de l'argent mais, au final, vous laissez passer aussi, et vous contentez de parler de légèreté et de choses légères.
MAUDE : Peut-être qu'on est une génération de résignés. Ou peut-être qu'on fait ce qu'on peut pour essayer d'incarner au mieux ce qu'on estime être le propre de l'humanité, dans les limites des possibilités que ce monde nous donne.
GABIN : On laisse passer des choses parce qu'on ne peut pas ne pas les laisser passer sans mettre en danger les choses qui ont vraiment de l'importance pour nous, c'est tout. C'est une espèce de piège vicieux, exactement comme ce que vous avez fait. Ça embrouille la tête parce que ce n'est pas bien et que je le sais au fond de moi mais qu'en même temps, je ne peux pas le prouver sans nier la valeur de la relation que j'ai aujourd'hui avec Maude.
MAUDE : On laisse passer sans laisser passer. Considérer que quelque chose n'est pas juste, ce n'est pas laisser passer. Peut-être qu'on ne met pas assez d'énergie à lutter ; c'est vrai. Parce qu'il y a tellement de choses contre lesquelles on devrait lutter, qu'on se retrouve tout empêtrés sans savoir par quoi commencer, ou en étant nécessairement contraints de choisir. Mais ce n'est pas laisser passer. Laisser passer, ce serait ne pas voir que les choses sont injustes ; ou ne pas le dire.
FAUSTINE : Le monde est empli de choses injustes, dont certaines qui nous profitent.
GABIN : C'est exactement ça, le piège !
FAUSTINE : Je ne sais pas si c'est un piège. C'est juste logique que, dans une injustice, il y ait deux côtés. Et ce serait une coïncidence bien étrange d'être toujours du même côté.
GABIN : Malheureusement, je pense qu'il y en a qui le sont trop souvent, du même côté. La vraie injustice ; c'est peut-être celle-là ; l'inéquité des inéquités qui favorisent trop souvent les mêmes.
MAUDE : C'est pour ça que ce n'est pas un principe, de ne se battre que contre les injustices qui ne nous profitent pas. C'est peut-être un bon principe quand on est souvent du mauvais côté, mais je ne crois pas que ce soit notre cas.
FAUSTINE : Ma pauvre petite anguille ; ça doit être bien dur une vie emplie d'injustices qui te profitent toujours.
GABIN : Ce n'est pas un concours. Ce n'est pas dur ou pas dur. C'est juste des choses qui existent ; et qu'on peut voir et noter.
THIERRY : Et qui aboutissent à quoi ?
MAUDE : A pas assez. A pas grand chose. Juste à une certaine philosophie de la légèreté.
GABIN : Peut-être que c'est juste une façon comme une autre d'être paumé.
MAUDE : Ou peut-être que c'est une extrême sagesse.
GABIN : Je penche quand même plutôt pour la première option.
MAUDE : Moi aussi.
FIN
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