Le troll
L'eau a encore monté, cette nuit. La pelouse, recouverte de pâquerettes et de pissenlits n’est plus seulement une vaste flaque, mais un bout de lac. Quand on y marche, on a de l'eau jusqu'aux genoux, mais l'eau est claire et on peut voir les fleurs sauvages tapisser le fond. Le voisin a complètement abandonné sa barque devant chez nous, indice de son absence de notre île de trois jours. Il a quitté sa maison.
Depuis, je ne rêve que d'en détacher la corde et de partir. Il suffirait de défaire le nœud, d'enjamber le rebord, et de ramer un peu. Il faudrait aussi peut-être y entreposer quelques vivres, sans oublier des couvertures et des oreillers, des lampes-tempête, des pulls tricotés par ma petite soeur, des biscuits, de la confiture de citrouille, quelques cornouilles séchées... J'aimerais suivre les grues qui s'en vont vers le nord à grands cris. Ce qui me retient, c'est justement la barque. Sa présence devant chez moi et le fleuve qui m'accueille au pas de la porte et qui s'étend à l'horizon, me murmurent que cette île est à moi. Mon jardin est une île, ma maison est une île : je vis sur une île ! Avoir une île, à mon âge, ce n'est pas rien, surtout quand on a une barque pour rejoindre le continent lorsque la situation devient dangereuse. En attendant, j'ai une île dont l'eau transparente laisse voir des fonds fleuris, dont les branches basses des arbres forment comme des mangroves enchantées, sans boue, mais brillantes et propres comme après la pluie. J'ai honte de l'avouer, mais j'ai peur de partir, toute seule, avec mon sens de l'orientation. On raconte beaucoup d'histoires horribles, sur la mort des noyés : les corps qu'on remonte, un boulet au pied, les visages heureux de celles qui ont les lèvres bleues d'avoir eu si peur, les ventres gonflés. Et moi qui vérifiais par deux fois si mes bottes étaient étanches avant de mettre un pied dans l'eau !
C'est décidé : je pars. Depuis quelques jours, j'entasse, sous mon lit, les provisions dont j'aurais besoin. J'ai emballé des morceaux de pain et j'ai glissé dans ma chambre des bocaux de confiture, des conserves de piperade, du saucisson, un couteau-suisse, trois grosses couvertures, une tonne de pulls et de chaussettes en laine. Maintenant que tout est prêt, j'hésite. Je commence à me faire peur : je veux partir, mais je ne sais même pas pourquoi, ni où je veux aller. Pourtant, je n'ai pas le temps d'hésiter. Je me dis : tu partiras demain, ou jamais. L'eau va redescendre, le voisin nettoyer sa maison inondée et ranger sa barque. C'est ma seule chance.
Le lendemain, je me lève en même temps que le soleil, juste pour voir où je mets les pieds. J'enfile mes plus grosses chaussettes, mon manteau, mon bonnet, mes grosses bottes, et je porte avec difficulté la boîte en plastique étanche qui contient toutes mes provisions et mes vêtements. Au bruit que fait la boîte quand je la dépose à l'arrière de la barque, je frémis. Et si on me voyait ? Si, à ce moment précis, le voisin venait prendre sa barque pour aller vérifier l'étendue des dégâts chez lui ? J'hésite un moment à ramener la boîte dans ma chambre, à ranger mes bottes et mon manteau, et à me recoucher. Mais il est trop tard, mon forfait trop avancé. Il faut aller jusqu'au bout, ou vivre avec ma lâcheté jusqu'à la fin de mes jours. Je détache la barque et la pousse dans l'eau. Le fond râcle encore le sol, comme les flaques qui ont envahi mon jardin ne sont pas assez profondes. Il faut que je marche dans l'eau. J'y mets les pieds en poussant la barque devant moi et en essayant de faire le moins de bruit possible.
Les héros de roman partent toujours en voyage parce qu'ils doivent fuir ou parce qu'ils ont un souhait exceptionnel à accomplir. Ils ont toujours une promesse à honorer, un amour, un pays, un monde à sauver, un mystère à éclaircir, mais moi, je suis sans histoires. Pourquoi partir, prendre autant de risques, quitter mon île de quelques jours, pour rien ? Je m'arrête au milieu de l'eau froide. Je me dis :
« Ah, te voilà, pirate, te voilà à pousser une barque sur une flaque, à cinq heures du matin ! Pour une fausse aventure qui ne fera que t’attirer les foudres du voisin...».
Je suis en train de voler une barque, après tout. Oui, mais l'aventure que j'attends depuis enfant se présente enfin, sous le masque d'une inondation impromptue. L'eau, en envahissant le jardin, a brouillé les frontières. Les trous de taupes au milieu des pissenlits sont devenus les garde-mangers des cygnes de passage. Le potager se recouvre des vases du fleuve. C'est peut-être ma chance de vivre une vraie aventure, où je rencontrerai des amis prêts à se sacrifier pour moi et des ennemis que je vaincrai sûrement à la fin.
Je pousse à nouveau la barque dans l'eau froide : tous les héros de roman sont plein de doutes. Peut-être qu'eux aussi ne savent pas ce qu'ils cherchent, au départ. Le mystère, parce qu'il y en a toujours un, ne surgit pas dès le début. L'aventure ne commence pas quand quelqu'un vous dit « vous êtes l'élu », « vous devez nous sauver », « nous avons besoin de votre aide », ou « il y a un cadavre dans le grenier », mais quand vous vous mettez sur vos deux jambes ou dans votre barque et que vous quittez votre maison sans savoir si vous allez revenir. Décidée, je me jette maladroitement dans la barque, j'attrape une rame et je râcle le fond de l'eau pour avancer plus vite vers le fleuve. Il ne faut pas que je me retourne. Si je regardais la maison, j'aurais peur de ne pas revenir. Je cesse de ramer, pour me retourner quand même. Ma maison est bien là, en haut de sa butte, entourée d'eau. Les poules, les premières réfugiées climatiques de la famille, sont sur la terrasse, la tête enfouie dans l'aile : leur poulailler est complètement englouti.
C'est trop tard, je suis déjà partie. Je regarde résolument le fleuve, si large, à la surface parcourue de ridules contrariées qui laissent deviner des courants souterrains violents. J'espère que ma barque pourra y résister. J'imagine la une des journaux, demain matin, si je coule maintenant : « Encore une personne noyée à deux pas de son jardin, elle avait volé la barque des voisins et deux bocaux de confiture aux cornouilles ». Plus je m'approche du cours normal du fleuve, plus mes mains tremblent sur la rame. Crispée, j'appréhende le choc. La barque résistera-t-elle aux courants contraires ? Sûrement : des bateaux naviguent bien les jours ensoleillés. Je n'ai pas peur d'un trou dans ma barque, mais d'un courant suffisamment puissant pour lui faire perdre l'équilibre, ou d'une rencontre inopinée avec un de ces arbres déracinés ou une de ces branches pourries que l'eau charrie.
J'avais raison d'avoir peur.
A peine arrivée dans le courant, ma barque se met à tourner sur elle-même, et mes coups de rame deviennent complètement inutiles, voire dangereux. Je manque de tomber à l'eau en essayant d'opposer la force de mes bras crispés au courant. Ce n'est pas une barque faite pour les longues aventures et les méandres dangereux. Moi non plus. Je me rappelle avoir vu, hier, en passant en vélo sur le pont, des arbres centenaires, des troncs, des branchages, et des tas de bidons en plastique, s'entasser contre la pile centrale. Si des objets si volumineux peuvent être emportés et malmenés par le fleuve, je commence à me sentir dans ma barque d'exploratrice comme dans une coquille de noix au milieu de l'océan. Je ne peux plus rien contrôler. Je fouille les rives des yeux, prête à appeler à l'aide dès que j'apercevrai quelqu'un. Pour l'instant, même si mon embarcation tournoie et tangue, l'eau n'y entre pas et je parviens, en changeant de position dans la barque, à compenser ses mouvements brusques pour garder l'équilibre.
Je dérive d'un côté à l'autre du fleuve, toujours trop loin de la rive pour pouvoir en attraper les branches qui pendent, et qui, de toute manière, sont trop haute pour que je les attrape, recroquevillée comme je le suis au fond de ma barque, et fragiles sans doute, après ces semaines d'humidité. Je vois le pont et s'approcher dangereusement le tas de troncs entassés contre lui. Je jure entre mes dents, espérant à tout prix dévier sur un des côtés. Je rame avec fureur pour essayer d'influer un peu sur ma course qui me mène tout droit sur les arbres hauts comme des murs, entrelacés de branchages noirâtres.
Quand le choc arrive, la barque se renverse presque et mon coeur bondit avec elle. La pointe de la barque se soulève à cause de l'obstacle invisible qu'il a rencontré sous l'eau : au contraire, l'arrière de la barque, où je suis assise, s’enfonce et le fleuve bouillonne à quelques centimètres du rebord. Avec la rame, je pousse de toutes mes forces à l'avant de la barque pour me dégager de ce piège, sans cesser de regarder derrière, prête à m'agripper au tronc le plus proche pour ne pas sombrer avec la barque. Un autre tronc, un autre arbre pourrait aussi venir se fracasser contre mon embarcation et m'écraser sous le bois humide. Mon temps est compté. Je pousse avec désespoir, puis l'obstacle cède miraculeusement. La barque se redresse, joyeuse, prête à conquérir le fleuve, à peine effrayée par ce qui aurait pu la détruire. Je n'ai qu'à veiller, avec ma rame, de pousser constamment contre les troncs et les branchages qui tentent de m'arrêter de nouveau, ou de m'écraser la tête en passant.
Le pont s'éloigne derrière moi : je recommence à respirer et à accepter de tournoyer, couchée dans ma barque. Je tente toujours de regagner la rive, en profitant d'un méandre ou d'une faiblesse relative du courant, en vain.
Pourtant, peu à peu, ma barque commence à ralentir. Le courant semble moins fort, par ici. Les remous ont cessé d'un coup et les branches des saules pleureurs frôlent parfois le haut de mon crâne. En essayant de les attraper, je ne parviens qu'à en arracher des fragments humides. En tentant de me lever dans ma barque dans l'espoir d'attraper des branches plus hautes et plus solides, un choc me fait tomber à la renverse au fond de ma barque.
Alors je me dis : Il suffit de se relever, de sortir de la barque, de la traîner sous les broussailles et de rentrer à pied chez toi, comme si de rien n’était. Le problème, c’est que tu te débats avec tes jambes et avec tes bras. Tout tangue. La barque, ton corps, rien ne semble avoir de fond. Le pompom de ton bonnet s’agite alors que tu te redresses, tu es presque aussi ridicule que les figures sèches qui tremblaient la dernière fois au bord de ta flaque. Mais pourquoi donc as-tu quitté ton île ?
Je n’ai eu le temps que de me dire tout ça, avant de voir deux mains agripper ma barque, deux mains aux doigts blanchis à force de serrer le rebord rouge. Derrière ces deux grandes mains décidées à me voler mon voyage, apparaît un visage d’homme, grignoté par une barbe et des cheveux hirsutes. Un vrai troll.
Je pousse un cri de peur.
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