Chapitre 30 : Boum.
Dans le noir, une longue traînée nuageuse, criarde, est venue l’éblouir, son artifice dissipant les tâches empourprées pour déposer des étoiles dans ses yeux.
***
L'euphorie régnait dans le grand gymnase de Saint-Clair, chacun relatant ses performances de la chasse en attendant qu'elle se termine. L'infirmière Laure écoutait ses amis discuter avec énergie, un peu à l'écart, depuis le deuxième banc des gradins. Les mains à plat de part et d'autre de sa fine silhouette et les jambes croisées, elle souriait dans le vague, replaçant en arrière de temps à autre sa longue crinière mauve. Il ne manquait plus que Sky et Kimi pour que le groupe soit complet. Secrètement, elle espérait que cette dernière gagne la partie.
Elle rit silencieusement de Selim et de ses grands gestes, de Faye et de son don à captiver en racontant ses anecdotes, d'Alex qui vivait les scènes intérieurement, et de Nice, il n'y avait pas grand-chose à rire. Peut-être de ses mimiques plus adorables les unes que les autres ?
Laure les maternait d'un regard attendri tout en restant en alerte. À trois paires de fesses potentielles, Loyd se trouvait exactement dans la même position, une jambe surélevant l'autre, mais les bras croisés. Ils ne se parlaient pas, ni ne se regardaient, mais d’une certaine manière, faisaient attention à l’autre. Tandis qu’il se penchait un peu en avant, faisant gigoter son pied, Laure jouait avec le bord de la jupe de son uniforme blanc, observant s’il daignait la regarder. Ils se cherchaient, attendaient que l’autre, peut-être, engage la conversation ou réagisse d’une manière qu’ils pourraient se parler. Il y a quelques mois de ça, durant leur troisième année, ils auraient échangé avec joie et tranquillité. Cette complicité n’existait plus. Ce lien, détruit, avait amené à Laure un regard nouveau sur Loyd, qui devenait continuellement de plus en plus masculin par ses choix, quand bien même ils étaient durs, et par son attitude. Elle ne s’étonna pas du fait que de plus en plus de filles lui tournent autour pour ces raisons, en plus de son joli minois, mais, elle, le voyait autrement. Elle n’aurait su dire comment exactement, mais elle qualifiait ce sentiment à son égard comme très spécial.
Loyd gardait les yeux rivés sur ses copains, légèrement enivré, pour éviter de passer pour un idiot. L’hôte de la fête ne pouvait pas manquer d’autant de discernement. Il avait du mal à organiser ses pensées, déconcentré par la compagnie féminine qui se dandinait sur son banc. Il ne voyait plus que Laure, du coin de l’œil, remuer sans cesse, devinant chez elle un semblant d’anxiété. Il ne pouvait cependant pas lui faire la guerre un jour et l’amour celui d’après. Vu l’état de la situation, ce dernier point n’arriverait sans doute pas de sitôt. Sans se rendre compte que sa propre animosité l’attirait, il s’en voulut d’avoir ce genre de pensées lubriques. Qui lui en voudrait de désirer la plus jolie fille de l’école, Laure Ibiss, déguisée en infirmière, alors qu’il avait craqué dessus dès les premiers jours ?
Depuis son point de vue, Kyle s’amusait de l’espèce d’ambiance étouffante qui existait entre les deux Richess. Une idée lui traversa l’esprit, relevant son masque de voleur avant d’engager le pas vers eux.
- Salut, mon ange, s’adressa-t-il d’abord à Loyd qui se retint de mal le regarder lorsqu’il vint jouer avec ses grandes ailes noires. Laure ? Tu vas bien ? sourit-il ensuite malicieusement. Je vous regardais depuis mon coin, et franchement, si vous vous voyiez…
- Qu’est-ce que tu veux ? lui demanda Loyd, déjà irrité par sa présence.
- Vous ne trouvez pas qu’ils sont ridicules ? retourna-t-il la question, mais aux quatre autres Richess qui se sentirent alors fort mal à l’aise. Nous sommes d’accord, il y a cette ambiance entre vous… Ça vous dit un petit jeu ? fit-il en sortant une de ses seringues.
- Qu’est-ce que tu proposes ? lâcha Laure, intéressée, contre toute attente.
- Une joueuse, une ! Alors Loyd, tu es tenté ?
- Je ne vois pas pourquoi je…
Alors qu’il resserrait ses bras l’un contre l’autre comme premier signe de refus, il fut étonné que Laure le regarde droit dans les yeux. Ils pétillaient, cherchant à le convaincre, sans dire un mot.
- Ok, très bien…
- Un petit pas pour Loyd, un grand pas pour notre scolarité, hum, se racla-t-il la gorge. C’est simple, je vous pose des questions auxquelles vous devez répondre honnêtement, si la réponse ne me convient pas… Vous prenez une piqûre, expliqua-t-il en venant faussement piquer le genou de Laure.
Ce jeu ne lui disait rien qui vaille.
- Très bien, commençons. Laure, dis-moi, qu’est-ce que tu penses de Loyd ces derniers temps ? Vous êtes amis depuis toujours, mais tu ne trouves pas qu’il a changé depuis cette rentrée ?
- Oui… C’est vrai, il a changé, dit-elle doucement pendant que Loyd regardait droit devant lui, gêné par cette question.
- En bien ou en mal ? continua-t-il directement.
- Ce n’était pas une question l’un après l’autre… ?
- C’est moi qui fais les règles.
- Je ne saurais pas dire, répondit-elle honnêtement.
- D’accord, alors quand il t’a pris ta place de présidente, tu n’étais pas fâchée ?
Kyle tapait fort, rendant mal à l’aise, non seulement Loyd, mais également leurs amis autour. Au fond, ça faisait un moment que tout le monde attendait cette conversation et Laure la première. Elle ne se laissait pas démonter.
- En colère, non, j’ai été surprise, je dirais.
- Ou triste, nan ? chercha-t-il mesquinement en profondeur.
- Ah, non. Je suis contente qu’il soit président…
- Tu bois, déclara-t-il en lui tendant une seringue.
- Mais je n’ai pas… menti…
Levant un sourcil, il n’abaissa pas son jouet jusqu’à ce qu’elle accepte son sort et en boive le contenu. Il n’y avait pas d’alcool dedans.
- Petite chanceuse, souffla-t-il, un sourire en coin. Alors, Loyd, à ton tour. Je voudrais savoir, est-ce que tu es content d’être président ?
- Oui.
- Pas d’hésitation, hum, et qu’est-ce que ça fait de gagner contre Laure ?
- Je n’ai pas gagné, rétorqua-t-il immédiatement, un peu amèrement.
Cette dernière l’écoutait, un peu sur la réserve, mais avec une posture de force.
- Tiens donc, il semble que tu aies de la rancœur ? Est-ce que tu aurais préféré qu’elle ne déclare pas forfait ?
- Exact, répondit-il très sérieusement.
- Pour quelles raisons ?
D’une tête renfrognée, Loyd s’enferma dans un silence.
- Si tu ne réponds pas, tu bois.
C’est ce qu’il fit, avalant d’une traite la liqueur d’alcool qui le fit tousser. Laure ne comprenait pas sa réaction.
- Ibiss, tu penses qu’il n’aurait pas eu ses chances si tu ne t’étais pas retirée de la course ? demanda le journaliste.
- Si, bien sûr…
Cette fois, elle eut droit à une piqûre d’alcool.
- Je me demandais, tu n’aurais pas fait tout ça pour l’impressionner par hasard ? s’adressa-t-il à Loyd.
- Je voulais être président depuis un moment, donc non.
- Pourquoi tu as attendu autant de temps pour te lancer, alors ?
- Parce que… Je pensais que je ne pourrais pas gagner contre elle, mentit-il à moitié.
Il y avait une part de vrai, mais il n’avait surtout jamais eu cœur à lui retirer ce plaisir jusqu’ici.
- Mais bon, je n’ai pas eu à le faire, la piqua-t-il.
- Tu sais si j’ai…
- T-t-t, pas d’intervention, fit Kyle en déposant son index presque sur les lèvres de Laure. Je suis partagé, est-ce que tu dis la vérité ? Ce n’est pas plutôt que tu préférais la laisser devenir présidente ?
Dans le mille.
- Il… y a de ça…
- Quelle honnêteté ! Continue de surfer sur cette vibe et dis-nous pourquoi tu as réellement eu envie de devenir président ?
- Je n’ai pas… déjà répondu à cette question ? dit-il en fronçant les sourcils, sa tête commençant à tourner.
- Ne me la fais pas à l’envers, pas à moi, sourit-il mesquinement. D’accord, tu voulais être président, mais tu n’as jamais tenté le coup, donc pourquoi maintenant ? Qu’est-ce qui t’a poussé à jouer contre Laure ? Tu savais bien qu’en combat équitable, tu ne gagnerais pas…
- J’arrête, déclara-t-il, agacé, en se levant du banc commun, faisant sursauter Laure au passage. Pose donc tes questions à quelqu’un d’autre.
- Parce que tu crois que tu peux quitter le jeu en claquant des doigts ?
- J’arrête de jouer si j’en ai envie, le défia-t-il.
- C’est lâche…
- Je ne suis pas lâche, tu poses des questions pour nous retourner le cerveau ! Quoi qu’on dise, tu veux juste nous faire boire ta préparation de merde !
- Tu n’as pas tort… Je te lâcherai pas, à part si tu en prends deux d’un coup, ricana-t-il en le regardant d’un air pervers.
La pression du regard des autres le mit encore plus à mal. D’un mouvement rapide, il attrapa les deux seringues que Kyle lui proposait et les but, l’une après l’autre, toutes deux piégées. Avalant durement le liquide fort et agressif, il jeta les tubes vides à ses pieds et lâcha un doigt d’honneur au blondinet avant de prendre la poudre d’escampette, ravagé par la colère.
Inquiète, Nice se lança tout de suite à sa poursuite, retenue dans un premier temps par Selim. Elle ne comprenait pas pourquoi il y avait autant d’appréhension dans ses yeux.
- Je dois aller le voir…
- Je ne le sens pas, laisse-moi y…
- Non. Je t’interdis. Je t’interdis de m’interdire d’aller voir un ami quand il va mal, décréta-t-elle.
- Ce n’est pas ça… voulu-t-il s'expliquer avec un air de chien battu.
- Tu ne me fais pas confiance ? demanda-t-elle, mécontente.
- Si, mais peut-être que je devrais y aller plutôt que…
- Non, je m’en occupe, répondit-elle en plantant ses yeux dans les siens, puis en faisant de même à l’égard du groupe, scotchée par sa force de persuasion.
***
Avec un sourcil levé, les épaules basses et le dos courbé, tellement il n'en revenait pas, Ulys observa, ou plutôt assista de force, à la brillante idée de Sky. Tandis que ce dernier avait ses lèvres charnues plantées sur celle de Kimi, il pensa qu'il s'agissait d'une grave erreur. Mais la main de son ex-petit-amie, jusqu'ici crispée, se détendit dans la sienne, et ses bras firent de même, tombant le long de son corps.
"Boum"
Le pouce appuyé sur son menton, Sky se retira doucement et plissa les yeux presque instantanément. Un court instant, il revivait la gifle de leur rencontre.
Quand rien n'arriva, il osa en ouvrir un, puis l'autre.
"Boum"
Le regard de Kimi, larmoyant et dont le bleu ressortait, l'envahit. Agrandi, dans l'incompréhension, elle battait doucement des paupières, en le dévisageant, très proche. Sky jeta un œil aux mains d'Ulys qui s'occupaient de nettoyer la peinture. Ce dernier n'en revenait pas.
- On peut dire que tu as de l'audace … lâcha-t-il, alors qu'aucun des deux ne l'écoutaient réellement, et encore moins Kimi.
Les cris, la peur qui l'avait envahie, ces images intrusives qui lui provoquaient des douleurs vives, ravivant des brûlures au niveau de sa cicatrice, cette chute dont elle ne sortait plus, tout s'était arrêté. La brume s'était levée et elle sentait autant légère que perdue, en train de planer dans un monde inconnu. Rien de tout ce qu'elle venait de vivre ne lui paraissait plus réel, sauf ce contact, cette douceur, de ses lèvres, celles de Sky, sur la sienne, et de cette main qui passa de son menton à son cou.
"Boum boum"
Après avoir longuement scruté ses yeux verts, sérieux par la frayeur, mais aussi adouci de ce baiser, elle planta les siens au sol. Ulys s'attarda autant sur sa tâche à nettoyer correctement chacun de ses doigts que sur ses mimiques. Trop pâle et mal en point pour rougir, il vit néanmoins une timidité naître chez la fille pour laquelle il avait dû attendre deux semaines pour l’embrasser. Il ne lui avait jamais connu cette expression, devinant qu'elle ne baissait pas les yeux parce que Sky l'intimidait, mais parce qu'elle se forçait à ne pas les plonger dans les siens. De manière automatique, ils remontaient pour rencontrer ceux de Sky qui, maintenant qu'elle avait repris son calme, ne savait plus comment agir.
Lui aussi se sentait ailleurs, gardant l'eye-contact tout du long.
- C'est fini… lâcha Ulys qui se sentait de trop.
Observant à nouveau ses mains, la redescente lui provoqua une drôle de sensation, entre le soulagement et la honte. Un silence malaisant et palpable s'installa. Le blond passa une main dans ses cheveux, un peu abattu.
- Kimi, tu veux rentrer ? lui demanda-t-il.
- Euh, je… fit-elle en regardant alors Sky.
- Hum, si tu veux… Je peux te raccompagner, proposa ce dernier.
- Non. Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, intervint Ulys. Je crois qu'après tous ces événements… Il vaut mieux qu'elle se repose.
- Et j'imagine que tu lui proposeras de rester avec toi ? rétorqua-t-il, d'un ton presque hautain.
Un instant qui sembla durer une éternité, les deux adolescents se lancèrent des éclairs. Kimi, épuisée, ne trouva qu'une chose à dire :
- Leroy… Je voudrais aller dormir avec Leroy, s'il vous plaît, fit-elle en s'accrochant à la cape d'Ulys.
- Je lui envoie un message pour le prévenir et je t'y emmène. Sky, merci, mais tu ferais mieux de rejoindre tes amis ou de rentrer.
Accordant un dernier regard à Kimi lorsqu'ils se séparèrent, Sky passa au-dessus du fait d'être vexé d'avoir été chassé. Il avait mieux à penser, préférant lui aussi rentrer au bercail.
Plus tard, arrivée un bon port, Leroy attendit que Kimi se laisse tomber sur son épaule pour l'entourer fermement. Ils atterrirent sous les couvertures très rapidement, se blottissant face à face, dans le noir, les mains jointes. Les yeux tout collés, morte de fatigue, et se sentant vide après avoir explosé, Kimi écoutait les respirations de son frère. Elle repensait à sa confidence à propos de Lysen.
- Leroy… l'appela-t-elle en chuchotant.
- Oui ? répondit-il sur le même ton.
- Je peux te poser une question ? Lysen… Quand tu l'embrasses… Ça te fait quoi ? demanda-t-elle, pensive.
- Hum, sourit-il doucement. Ça me fait ça, ajouta-t-il en amenant ses mains contre son torse.
"Boum Boum Boum"
***
Le temps d'avoir tenu tête à ses amis, Nice eut bien peur d'avoir perdu Loyd. En le voyant s'engouffrer dans les toilettes pour garçon, elle se sentit bête d'hésiter à franchir la porte. La dernière fois qu'elle l'avait fait… Elle ferma les yeux, reprenant son souffle et y entra pour trouver Loyd, se retenir de ses coudes, avachi au lavabo. Elle vint déposer une main dans son dos.
- Loyd, comment tu te…
Elle tressaillit en découvrant son visage meurtri dans le reflet du miroir. Il avait les yeux rouges et tombant à cause de l'alcool qui lui était monté à la tête d'une traite, brouillant ses sens. La bouche entrouverte, il faillit tomber en envoyant valser sa tête en arrière. Titubant, Nice se raccrocha à lui pour l'aider à rester droit, mais son corps lourd les entraîna presque dans une chute qui finit par une embrassade gênante où leurs pieds s'entremêlèrent.
- Relève-toi, tu…
- Laure, lui souffla-t-il à l'oreille en venant la coincer contre le mur derrière eux.
Figée, le cœur de Nice sauta dans sa poitrine. En sentant ses lèvres se frayer un chemin dans son cou, elle tenta de le repousser en appuyant sur ses épaules et tomba dans son regard. Loyd n'était plus lui-même, absent. Il perdait encore un peu l'équilibre, cette fois, déposant complètement ses avants-bras sur le mur de manière à la surplomber complètement. Nice aurait pu fuir par le dessous, mais elle se sentait piégée par la tristesse qui se dégageait de lui. Amenant son nez contre le sien, elle le stoppa.
- Ne fais pas ça, c'est moi… C'est Nice, tenta-t-elle de le raisonner en attrapant gentiment son visage entre ses mains. Non, Loyd, poussa-t-elle ensuite sur ses lèvres qui tendaient à rencontrer les siennes.
Elle vit dans son regard rempli de désespoir qu'il ne comprenait pas pourquoi elle refusait. Des larmes montèrent dans ses jolies prunelles brunes quand il déposa son front contre le sien, grimaçant. Il avait mal, ses sourcils se touchant presque à mesure qu'il s'avançait. Un hoquet gagna Nice quand elle sentit son souffle alcoolisé et geignit parce qu'elle n'arrivait pas à le décoller. Elle essayait de le convaincre en lui parlant, mais Loyd n'entendait rien et ne la voyait même pas elle.
- Je ne suis pas Laure… Je ne sais pas ce qu'il y a entre vous, mais… on peut en parler, on peut… Tu peux me faire confiance et j'ai confiance en toi, alors ne fais pas ça… Tu vas le regretter…
Comme si ses mots lui étaient parvenus, il se stoppa, mais la seconde d'après, il l'embrassa, comme il rêvait d'embrasser Laure. La boisson dans ses veines rendait la tâche difficile. La porte des toilettes qui s'ouvrit ne l'arrêta pas, mais la grande main d'Alex l'empoignant par le col y arriva sans problème. Prenant conscience de la scène, le grand blond ressenti un énorme sentiment d'impuissance, jaugeant parfaitement la situation. Loyd étant complètement mort bourré et ne tenant plus debout, il l'installa au sol, puis s'occupa de Nice qui se rongeait les ongles.
- Comment je vais… lui dire… ? lâcha-t-elle d'une voix tremblante, laissant couler une larme.
- Demain, tu lui diras demain, je m'occupe de tout, s'enquit-il de la rassurer en l'attrapant dans ses bras.
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