Le bal impérial
Extraits du journal de Mina Shelley, 1er novembre 1900
La nuit dernière était pour moi celle où mon expérience à la fois spirituelle et humaine ont été profondément bouleversées à jamais, me marquant jusqu'à ma mort, même si je pense qu'elle tardera bien à frapper un jour. Bien que l'Ordre auquel j'appartiens m'ait déjà initié à des mystères et des secrets inaccessibles pour le commun des profanes, j'ai dépassé cette nuit la limite de ce qui est pour le genre humain l'ultime fatalité, considérant dés lors la vie comme un don précieux. Que cela soit dans mon Écosse natale ou en Irlande, la nuit du 31 octobre au 1er novembre constituait bien plus que la veille de la Toussaint, comme il a décidé par l’Église romaine il y a de cela quinze siècles. En effet, dans les antiques traditions druidiques qui se sont progressivement effacées face à la montée du christianisme, il s'agissait de l'unique moment de l'année où le monde des hommes et celui des esprits ne faisaient qu'un, moment propice à la pratique des arts occultes. Assistant régulièrement à des séances de spiritisme avec des amis, comme l'auteur à succès Conan Doyle, j'ai pu constater que les morts se manifestaient effectivement le plus aux environs de cette date considérée comme magique. D'après mes connaissances se revendiquant du néo-druidisme, ce moment de l'année s'appelait dans l'ancienne langue celtique Samhain, où l'on pouvait à la fois rencontrer de bons ou de mauvais esprits.
Hier soir, je ne m'étais pas vraiment préparé à rencontrer quelconques entités surnaturelles mais plutôt des hommes pour la plupart issus de la haute aristocratie de l'empire austro-hongrois. En effet, l'empereur François-Joseph avait les convié au sein de son château de Prague pour un grand bal comme il aimait en organiser très régulièrement à Vienne. J'ai pu y être invité en tant que correspondante grâce à mon patron qui souhaitait connaître les dernières rumeurs et autres intrigues de la cour habsbourgeoise, dignes de nourrir son journal avide d'informations frappantes et exceptionnelles. En plus de la plume qu'il affectionne particulièrement et de ma connaissance de l'allemand, il avait suggéré qu'une femme comme moi serait plus discrète et plus apte à récolter des ragots, tout en usant de mes charmes comme il disait régulièrement.
C'est davantage avec mon professionnalisme qu'avec mes atouts comme aimaient le dire mes collègues masculins que j'assistais donc au bal donné par l'empereur dans la grande salle Vladislav, avec ses arcs gothiques flamboyant et sa grande cheminée. De celle-ci brûlait un grand feu apportant chaleur dans cette grande pièce illuminée avec des chandeliers avec des cierges, offrant une luminosité certes faible mais chaleureuse. La salle était remplie d'une multitude d'hommes et de femmes aux uniformes et accoutrements richement ornés formant plusieurs groupes discutant chacun des affaires du royaume ou courtisant de potentielles épouses en vue d'une alliance politique. En plus des discussions aristocratiques mondaines, un orchestre jouait les dernières valses à la mode de Vienne composée par le très réputé Johann Strauss, et notamment la Valse Impériale. Par contre, il y avait bien un homme, se trouvant souvent à l'écart des groupes de discussion, qui m'intriguait. Debout devant la cheminée, je m'approchais de lui et je dois admettre que quand je le regardé de plus près, il exerça sur moi une impression de fascination mêlée de mystères, en plus de ses manières très aristocratiques. Il était mince et de grande taille, habillé à la hussarde dont l'uniforme était noir, son visage était doté de traits fins mais ce qui le rendait à la fois mystérieux et fascinant, c'était son regard pour le moins pénétrant, accentué par des sourcils sombres très fournis. Lorsque je fus à bonne distance pour entamer la conversation, sa peau m'intriguait encore plus car il semblait y avoir quelque chose de pas naturel, mais je ne savais trop de quoi il s'agissait exactement de prime abord.
—Toujours aussi majestueux et pompeux à la fois tous ces bals organisée par l'empereur, ne trouvez-vous pas, lui demandais-je avec un brin d'ironie.
—Tout comme Louis XIV avec son château de Versailles, François-Joseph ne fait ça juste que pour avoir la noblesse de son vaste empire sous son contrôle, répondit-il avec un accent hongrois bien prononcé tout en affichant un petit sourire dédaigneux.
—Mais pourtant, vous semblez en faire partie si vous avez été convié à cet événement, seigneur... ?
—Vladislav Béla Bathory, comte de Cesjte, dit-il en s'inclinant tout en me faisant un baise-main comme le veut la tradition aristocratique.
Bien que nous étions lui et moi à côté de la cheminée, je sentis quand il me prit la main que la sienne était froide, à la limite glacée, et que lorsqu'il la baisa, cela me fit un léger frisson tellement ses lèvres semblaient tout aussi froides. Cette sensation me perturba pendant un moment et après m'en être rapidement remis, je continuais la conversation par rapport à un autre élément qui m'avait attiré mon attention :
—Bathory vous dites ? Seriez-vous donc un descendant de la comtesse Erzébeth Bathory qui régnait sur les Carpates à la fin du XVIe-début du XVIIe siècles ?
—Exactement, mademoiselle ! Et ne faites pas tant de sous-entendus, je vois très bien que vous pensez à cette illustre ancêtre qui, selon les chroniqueurs, a fait enlevé de jeunes paysannes dans les environs de son domaine pour se nourrir de leur sang et entretenir sa beauté en s'y baignant. Tout comme le faisait la reine Cléopâtre avec du lait d'ânesse.
—Cela n'est-il pas quelque peu difficile pour vous de vivre avec la réputation de cette... « illustre » comtesse sanglante ?
—Au départ, quand on est jeune, certes avec les autres enfants qui ne veulent pas jouer avec vous car ils sont nourris par les récits que leurs parents ont fait par rapport à ma lignée. Cependant, je compris bien vite qu'au lieu d'être victime de la peur d'autrui, c'est moi-même qui devait cultiver la peur pour imposer le respect. Car ne peut-on pas définir le respect comme une crainte mêlée d'admiration comme l'homme face à ce qui le dépasse ?
—Pour moi, seul l'inconnu est la véritable source de la peur. C'est pour cette raison que je pense qu'il nous fait nous cultiver dans les nombreux domaines du savoir humain, même ceux qui sont mal considérés par la science matérialiste moderne !
—Vous avez entièrement raison ! La science commence certes à remplacer la religion dans l'intellect de nombreux hommes, mais il restera toujours des domaines pour lesquels elle ne saurait tout expliquer...
—Faites-vous référence aux phénomènes que l'on qualifie aujourd'hui de paranormal ou de surnaturel, monsieur le comte ?
—Ils en font partie effectivement ! Cependant, il y a une chose que l'homme ne saurait jamais faire, c'est lire dans l'esprit d'un autre comme dans un livre ouvert.
—Sur ce point, ce n'est pas totalement vrai ! Un certain docteur Freud, à Vienne, commence à développer une approche médicale de l'esprit humain afin de comprendre son fonctionnement... En partie basé selon lui sur... les rapports charnels.
—Vous faites référence à ce Juif charlatan usant de l'hypnose ? Théories très farfelue élaborée pour choquer les bonnes mœurs de la bourgeoisie viennoise ! Enfin, je vois que vous êtes une jeune femme à la fois charmante et cultivée ! Madame... ?
—Mademoiselle, monsieur le compte ! Mademoiselle Mina Shelley, je suis reporter pour un journal d'Édimbourg !
—Écossaise en plus ! Je ne comprends pas pourquoi vous semblez rester tant attaché à la couronne du Royaume-Uni alors que vous êtes pourtant un peuple fier qui a pendant longtemps combattu pour son indépendance !
—Ce genre de considération est surtout l'affaire des Irlandais ! En plus de la lutte pour l'indépendance politique, ils cultivent une littérature d'inspiration celtique et magique qu'ils prétendent être issue d'une culture ancestrale existante bien avant l'arrivée de l'occupant anglais !
—Et pourtant, vous, les Écossais avez davantage de choses en commun avec les peuples de cette île, dont vos racines culturelles communes ! Cependant, vous avez laissé votre culture être intégrée à la monarchie anglaise et, au lieu de jouer vos cornemuses pour votre propre gloire, elles sont asservies aux rythmes et aux proclamations du « God save the Queen » !
—Dois-je comprendre que vous êtes plutôt favorable à l'émergence de cette volonté des peuples de s'autodéterminer eux-même sans être soumis à la volonté d'une quelconques puissance étrangère ?
—Regardez seulement autour de vous ! Tous ces aristocrates sont originaires des différentes régions de l'empire austro-hongrois ! Au lieu de parler leur langue propre, ils sont obligés par la force de l'empereur de parler Allemand alors que nous ne sommes aucunement à la cour de Guillaume II ! Moi, je vous le dis, Mina ! Un jour, toutes ces différentes ethnies gagneront leurs indépendances tant désirées, que cela soit dans un bain de sang !
—C'est mademoiselle Shelley, monsieur le comte ! Vous aspirez certes à l'indépendance, cependant, y êtes-vous favorable car vous êtes sensibles au sentiment du peuple ou bien l'utilisez-vous afin d'assouvir votre propre soif de pouvoir ?
—Ah, je vois que vous êtes une forte tête, mademoiselle Mina Shelley ! Eh bien, sachez qu'en plus de la crainte héritée de la réputation d'un ancêtre sanglant, je dispose de bien d'autres moyens pour exercer mon pouvoir !
À peine eut-il terminé sa phrase, que j'eus l'impression que ses yeux se fixèrent brusquement sur moi et que, par une force que je ne pouvais expliquer, je ne pouvais me le détacher de son regard. Il me dévisagea ainsi pendant un temps qui me semblait étrangement long et je ne me sentis plus la force de lui résister car j'avais le sentiment que ma volonté propre s'estompait face à la sienne. Mes yeux était écarquillés et mon esprit était vidé de toute pensée comme si les yeux du comte avait un pouvoir d'influence dessus pour y insuffler sa volonté. Tandis que j'étais paralysée et le regard vide, la main du comte se posa sur mon épaule et même la froideur de celle-ci ne permit pas de sortir de mon état de léthargie éveillée. Il approcha ensuite lentement sa tête vers moi tout en ouvrant légèrement sa bouche, ne sachant pas si il voulait m'embrasser ou bien me faire autre chose qui m’aurait encore davantage dégoutté. Ce n'est que maintenant que je relate ces faits que je me rends compte à quel point j'étais paralysée et sans défense, non pas à cause de la fatigue mais de ces yeux au pouvoir hypnotique, me laissant entièrement à sa merci. Jusqu'à ce que soudain, je fus délivrée de son emprise par ce qui semblait être le cri d'un grand loup dont les échos retentirent au loin comme un écho surnaturel. Ce cri était tellement si effrayant que tous les invités se retournèrent brusquement vers la fenêtre d'où semblait venir ce hurlement bestial et profond au point que les musiciens cessèrent de jouer. Alors que les derniers échos de ce cri se turent petit à petit, toutes les personnes présentes dans la salle restèrent comme paralysée par une peur face une menace des plus sauvage et monstrueuse. Ce cri avait également surpris le comte Bathory ce qui le déconcentra et l'obligea à détourner son regard, me délivrant ainsi de l'influence magnétique qu'il faisait peser sur moi. Reprenant en quelques secondes mes esprits, un officier impérial, accompagné d'un autre homme en civil, habillé de son plus beau costume-cravate, s'approcha de moi et demanda :
—Mademoiselle Mina Shelley ?
—Oui, c'est bien moi, répondis-je encore un peu perturbée et la tête dans le vide, à qui ai-je l'honneur ?
—Colonel Friedrich Von Augsburg, représentant de sa majesté impériale auprès du conseil de ville de Prague, et voici l'inspecteur Viktor Stocker, responsable de la sécurité du bal de ce soir !
Après que les deux hommes m'ait fait le baise-main de convenance, le comte Bathory quant à lui, prit congé de nous en me laissant un regard semblant manifester une certaine forme de sournoiserie.
—Ce fut un plaisir d'avoir pu entamer cette conversation avec vous, mademoiselle Mina ! J'espère pouvoir vous revoir très bientôt dans d'autres circonstances !
Après qu'il eut poliment salué les deux hommes, le comte nous quitta et se mêla aux autres convives de ce bal où il se fondait bien dans la foule de tous ces aristocrates à la prestance pour le moins prétentieuse et à l'accoutrement richement orné.
—Quel personnage pour le moins... intriguant, dis-je à mes deux nouveaux interlocuteurs.
—Oh si vous saviez, répondit le représentant impérial, les Bathory ne sont invités à nos réceptions et autres festivités que par pure politesse ! Sans oublier qu'ils avaient un lien familier plus ou moins direct avec les Habsbourg...
—Sans oublier que le comte est soupçonné de collusions avec des mouvements avec des mouvements indépendantistes ou anarchistes luttant contre la monarchie, renchérit l'inspecteur de police, Prétextant être à l'écoute du peuple hongrois aspirant à l'indépendance, il cherche en réalité à assouvir sa propre soif de pouvoir pour régner sur son royaume où il y exercerait son pouvoir dans la terreur et le sang !
—Allons ! Allons, messieurs, tempérai-je quelque peu, nous ne vivons pourtant à l'époque de Vlad III l'empaleur ou de la légendaire comtesse sanglante dont monsieur le comte semble être un descendant ! Sans oublier que d'autres grandes familles aristocratiques hongroises peuvent prétendre à son trône !
—Peut-être, répondit Von Augsburg quelque peu dubitatif, cependant, il semble être assez aimé du peuple pour pouvoir le manipuler à sa guise ! Les Hongrois développent d'ailleurs à son égard une certaine crainte mêlée d'admiration...
—C'est en ces mêmes termes qu'il a définit le respect, figurez-vous ! Il doit très certainement utiliser la réputation de son ancêtre afin de manipuler le peuple de Hongrie pour le suivre dans son désir de souveraineté et d'indépendance vis-à-vis de Vienne !
—Il est même considérés comme un héros national, intervient Stocker, Faut dire qu'il ne s'est pas mal illustré au combat lors de ces séries de soulèvements populaires que l'on qualifie de Printemps des peuples !
—Ceux de 1848, interrogeais-je totalement surprise, en êtes-vous sûr ? Car quand je vois le comte Bathory, il semble à peine approcher la quarantaine alors qu'il devrait avoir plus de la soixantaine au moins !
—Je confirme, c'est d'autant plus étrange qu'à chaque bal auquel il a été invité, il ne semblait guère avoir vieilli d'un cheveu, répondit l'inspecteur, Et quand on regarde le portrait de ses ascendants jusqu'au début du XVIIIe siècle, ils lui ressemblent presque comme deux gouttes d'eau ! Je veux bien croire qu'ils puisent avoir des airs de familles, mais là, c'est comme si chaque enfant était une copie exacte du parent !
—D'autant plus qu'au sein de la population, certaines légendes courent à son sujet ! Par exemple, les paysans vivant dans son domaine croient qu'il ne s'agit guère d'un descendant des Bathory mais de l'un d'eux qui a trouvé le secret de la jeunesse éternelle et que pour cela, il aurait pactisé avec des démons tout en pratiquant la magie noire !
—Des histoires absurdes à dormir debout, intervint l'inspecteur, des récits typiques d'une population analphabètes croyant encore à des superstitions et calembredaines héritées du Moyen-Âge !
—Je ne suis pas totalement d'accord avec vous, inspecteur, répondis-je de façon bien déterminée afin de marquer mon désaccord, Sachez que de nombreuses superstitions sont issus du fond des âges et qu'elles traduisent les peurs les plus ancestrales et les plus profondes des hommes ! Sans oublier qu'elles peuvent avoir un fond de vérité, qu'elles soient inspirées par des éléments naturels voire totalement surnaturels !
—Vous y croyez, mademoiselle Shelley ? Je m'étonne qu'une jeune femme éduqué provenant d'un pays civilisé comme le Royaume-Uni porte un intérêt à de telles sornettes !
—Même si nous sommes un pays industrialisé, nombreux sont les auteurs qui ont cultivés dans le folklore et le superstitions pour rédiger des œuvres profondes et marquante ! Car même si on se prétend être guidé par le rationalisme et le matérialisme, il reste en nous un fond d'irrationnel que seul les figures mythologiques ou imaginaires font émerger car elles nous touchent au plus profond de nous-même.
—Ne seriez-vous pas en train de faire référence aux nouvelles théories développées par le docteur Freud, qui font tant polémiques au sein de haute société viennoise, me demanda le colonel avec un brin de soupçon dans le regard.
—Va savoir si il n'a pas en partie raison, colonel ! Il restera toujours des choses dont l'esprit ne saurait expliquer par la science moderne car elles dépassent l'entendement de notre esprit avec ses tendances trop anthropocentristes !
—J'ai l'impression que la conversation tourne trop à la divagation intellectuelle, dit l'inspecteur quelque peu exaspéré, je fais donc prendre congé de vous, colonel, afin de m'assurer que tout se passe pour la sécurité de ses messieurs.
Sur ces mots, l'inspecteur trop rationaliste à mon goût s'en alla me laissant avec l'aristocrate qui m'emmena ensuite discuter avec d'autres invités qui ne parlèrent que des petites ragots et autres mondanités qui .m'ennuyèrent très rapidement. L'ennui me gagna au fur et à mesure que je discutais avec les autres invités du bal, regrettant de ne plus avoir un homme comme le comte Bathory dont les centres d'intérêts dépassaient largement des autres, se limitant aux mésaventures amoureuses ou politiques d'un tel ou tel noble. Après plusieurs heures de d'écoute de discussions banales et mondaines, c'était l'heure de la valse, ce qui me réjouit quelque peu de pouvoir enfin un peu danser. Sur la musique de Strauss, le bal semblait prendre des allures de défilés de toupies quand on voit les mouvements et les pas exécutés avec grâce sur la piste de danse par les gentilshommes au costume joliment décoré et les dames avec leurs amples robes colorées avec de fines dentelles. J'ai été invité à danser avec un jeune et galant officier de cavalerie au visage certes raffinés mais qui n'exprimait aucune véritable personnalité, un aristocrate parmi d'autres en somme. Tandis que je dansais avec ce jeune militaire, je ne pus m'empêcher d'observer d'une œil discret les autres invités tentant de retrouver le comte Bathory, qui semblait grandement me fasciner. Et je le vis bien sur la piste de danse, valsant avec une jeune dame souriante qui semblait bien être sous son charme. Je remarquais cependant que son regard semblait absent et vide et qu'elle se laissait tout simplement guider par le comte comme si elle n'était que sa poupée à laquelle il imposait sa volonté. Situation bien contraire à la mienne, car le bel officier qui me servait de compagnon de danse savait probablement bien marcher au pas de l'oie, c'était moi qui lui guidait les pas à faire. J'admets moi-même que je prenais un certain plaisir à devoir guider et orienter un de ces hommes de la haute société alors qu'ils essaient bien de nous imposer leurs lois et morales souvent trop strictes et rigoureuses. Ce festival de valse dura bien plus d'heure et durant une pause, le jeune soldat voulut m'accorder un moment en tête à tête, très certainement pour me faire la cour. Ce qu'il fit effectivement en tentant de m'amadouer avec de belles paroles qui plaisaient certainement aux jeunes aristocrates quelques peu superficielles comme lui, mais qui me laissait totalement de marbre tellement ces dires étaient de la rhétorique galante sans aucune profondeur ou personnalité. Après ce discours digne d'un amour platonique et mièvre, je me devais de lui répondre mais tout à coup, un bruyant cri aigu de terreur retentit me faisant sursauter ainsi que tous les autres invités et les musiciens qui cessèrent de jouer.
Abandonnant mon prétentieux prétendant, je courus dans la direction d'où venait le cri bousculant au passage de nombreuses personnes sans prendre la peine de m'excuser tellement j'allais vite. Au moment où j'allais sortir de la salle Vladislav, je fus à mon tour bousculé par l'inspecteur Stocker, tenant un pistolet Mauser à la main et suivi par deux gardes impérieux armés d'un fusil. Quand ils eurent traversé la porte de sortie, je me précipita vers celle-ci pour les suivre tout en soulevant légèrement ma robe afin de ne pas me laisser distancer. A un moment donné, l'inspecteur et ses deux hommes s'arrêtèrent devant la porte d'une chambre et ce premier frappa violemment à la porte en criant :
—Inspecteur Stocker ! Ouvrez cette porte immédiatement !
Après avoir appelé à trois reprises à la porte, il ordonna à ses hommes de l'enfoncer, ce qu'ils firent en donnant de violent et rapide coups avec la crosse de leurs fusils. Tandis qu'ils s'attelèrent à cette tâche, je les rejoignis mais fut stoppée par Stocker qui leva sa main vers moi afin de me tenir à bonne distance tout en m'ordonnant :
—Désolé, mademoiselle Shelley, mais c'est une affaire qui concerne la sécurité et s'avère être trop dangereux pour une jeune femme sans défense comme vous !
—Non mais dites donc, m'indignais-je en m'avançant vers lui.
Alors que j'allais lui sauter le pas, les deux soldats arrivèrent à faire céder la porte, donnant accès à la chambre dans laquelle ils entrèrent suivi de l'inspecteur qui me retenait derrière lui voulant m'écarter de son intervention, bien que je pus voir ce qui se déroulait. Le spectacle que nous vîmes nous stupéfia tous sur place, marqués autant par l'étonnement que par la surprise. Sur un lit à baldaquin était étalée une jeune femme la bouche ouverte, le regard vide et du sang s'écoulant de sa gorge laissant une tâche couleur écarlate sur la couverture. À côté du lit se tenait le comte Bathory, du sang coulant depuis la lèvre inférieure de sa bouche et nous fixant avec un regard mêlée de cruauté et de surprise. Sa manière de se comporter en présence des hommes de la sécurité faisait davantage penser à un animal sauvage prêt à bondir sur eux, ce qui contrastait grandement avec l'élégant aristocrate beau-parleur avec lequel j'ai eu l'occasion de converser durant me bal. Alors que le comte poussait un râle vers nous en guise de menace, l'inspecteur et les deux gardes pointèrent rapidement leurs armes dans sa direction.
—Mains en l'air, comte Bathory, ordonna Stocker avec détermination, Au nom de la couronne impériale et royale, je vous arrête pour meurtre d'une jeune femme de l'aristocratie !
—Un Bathory ne meurt ni se rend en présence d'une autorité qu'il ne reconnaît pas, défia l'aristocrate en montrant ses dents tâchées par le sang de sa jeune victime.
À peine eut-il terminé ses paroles qu'il s'élança en direction qui, par réflexe, lui tirèrent dessus. Cependant ils ne purent voir si le noble avait été touché ou non, tellement il se montrait rapide dans sa course semblant d'une vitesse qui semblait surhumaine qu'il renversa les deux soldats et l'inspecteur en sortant de la chambre. M'étant mise sur le côté de la porte, Bathory ne peut me renverser et je me mis à sa poursuite tout soulevant bien haut ma robe pour essayer de le rattraper. Tandis que j'entamais ma poursuite de l'aristocrate criminel, Stocker se releva et sortit de sa poche un sifflet dans lequel il souffla très fort à plusieurs reprises afin d'alerter des renforts. Tandis que les coups de sifflet retentirent dans les couloirs du château, j'arrivai tout même à suivre le comte sans qu'il semblât s'en douter. Après que ce dernier eut pris un tournant, il se retrouva dans un long couloir où bout duquel se trouvait deux gardes qui braquèrent leurs fusils vers lui. Bien qu'ils lui eurent ordonné de s'arrêter et de se rendre, Bathory continua de courir comme s'il n'avait pas entendu leurs injonctions. Alors qu'il se trouvait à moins de dix mètres d'eux, les soldats firent feu l'un après l'autre au moment même où je pris moi-même le tournant du couloir pour voir l'étrange spectacle qui s'offrait à moi. A peine les coups feu eurent-ils été tirés que le comte continua de courir mais non pas sur le plancher mais sur le mur qui était à sa gauche et continua ainsi jusqu'à la hauteur des gardes qu'ils bouscula tout remettant les pieds sur le sol et prendre un tournant vers un autre couloir. Lorsque j’empruntais le même tournant que lui, je fus surprise de voir le couloir entièrement vide, sans la moindre trace du comte Bathory. Stoppée brusquement sous le coup de la surprise, je repris mon souffle tout en me demandant où il avait pu s'échapper car je n'avais entendu aucune porte s'ouvrir ou se fermer. Je me retournais pour rejoindre l'inspecteur Stocker quand tout-à-coup, je fus saisie de le voir juste devant moi la tête tournée vers le bas et les pieds au plafond. A peine me fus-je remis de ma surprise, le noble se laissa tomber sur le sol tout en faisant tourner son corps afin d’atterrir sur ses pieds. Paralysée par la peur, je le vis s'approcher lentement de moi tandis que je cherchais de ma main un objet susceptible d'être utilisé comme arme contre lui.
—Je vois que je ne vous laisse guère indifférent, mademoiselle Shelley, me dit-il avec son sourire et son regard dévoilant sa nature sournoise. Je parie que le sang qui coule dans vos veines doit être bien délicieux tout comme vous êtes admirable.
Quand il était assez proche de moi, je pus saisir un chandelier de la main avec lequel je le frappa aussi fort et rapidement que je pus à la tête. Bien qu'il chancela légèrement sur le côté, il ne s'écroula pas et me regarda fixement plein de rage dans les yeux et montrant ses dents comme des crocs. Dans un élan aussi rapide que bestial, il me prit par la gorge avec sa main froide et me planqua contre un mur tout en fixant avec son regard hypnotique. Comprenant tout de suite ses intentions, je détourna ma tête afin de ne pas le voir mais avec son autre main, le comte me força de bien le regarder fixement les yeux dans les yeux. En très peu de temps, son pouvoir commença déjà à faire effet sur moi et je commençais à prendre le contrôle de moi-même comme si mon esprit s'était laissé aller pour laisser sa volonté guider la mienne. Tout en continuant à me fixer de son regard pénétrant, sa tête s'approcha doucement vers moi tout ouvrant progressivement sa bouche comme si il s’apprêtait à m'embrasser d'un baiser de mort. Quand ses lèvres étaient toutes proches de moi, je fus sauvée par l'intervention de l'inspecteur Stocker qui se trouvait à quelques mètres et qui cria tout en braquant son arme vers le comte :
—Stop ! Lâchez cette femme immédiatement et venez vers moi !
Au lieu d'obtempérer, Bathory poussa un cri strident et puissant en direction de l'inspecteur qui fut saisi sur le moment par ce bruit qui semblait avoir été poussé par une entité démoniaque. S'étant quelque ressaisi, le policier tira sur l'aristocrate qui fut touché dans le bras qui me tenait, me faisant ainsi tomber et échapper à l'emprise de Bathory. A peine eus-je repris mes esprits que l'aristocrate s'en courut rapidement sans qu'il ne sembla être blessé alors que du sang très foncé coulait de son bras, ce qui laissa des traces sur son passage. L'inspecteur me rejoignit rapidement à son tour me demandant si j'allais bien. Je luis répondis que, bien qu'un peu secouée, tout allait bien pour moi et sur ce, je l'accompagnais dans la poursuite du noble qui avait laissé des traces de sang sur son passage. Ces dernières nous menèrent jusqu'à une chambre dont la porte était grande ouverte et nous y entrâmes en même temps, prêts à lui bondir dessus et ne lui laisser aucune chance d'évasion. Stocker et moi fûmes cependant très étonné de voir la chambre totalement déserte et qu'une fenêtre était grande ouverte laissant entrer le vent nocturne qui secouait les rideaux. Comprenant tout de suite par où il était parti, nous nous précipitâmes vers la fenêtre et regardâmes à l'extérieur en nous penchant. Nous ne pûmes cependant guère voir le comte Bathory tomber au sol ni marcher sur le mur, mais seulement entrapercevoir une grande chauve-souris qui disparut dans la nuit profonde.
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