Le déménagement de mon enfance.
J'ai rangé les derniers trucs qui traînaient au sol. Je ne sais pas pourquoi il reste toujours des objets inutiles qu'on ne sait pas où fourrer, de ceux qu’on ne veut voir ni dans les cartons ni dans les sacs. Ils restent là jusqu'au bout, et soudain ils sont ramassés, jetés n'importe où et ce seront eux, pourtant, qui seront déballés les premiers. C'est en m'emparant d'une barrette à paillette que je comprends que ce sont les dernières minutes dans cette maison. Celle de mon enfance.
C’est ici que j’ai fait mes premiers pas et que j’ai eu mes premières amitiés, on allait à la boulangerie à pied et ma mère nous laissait un peu de monnaie pour acheter des langues piquantes. C’est dans cette salle de bain que j’ai pris des bains avec ma sœur, en imitant le Père-Noël avec de la mousse partout sur le visage. Je me laissais envelopper dans la grande serviette beige, j’imaginais être une reine, une sirène ou un esquimau. Dans ce jardin que j’ai fait de la balançoire en disant à mon père regarde papa, je sais toucher le ciel, et je pensais que je le touchais vraiment en me balançant de plus en plus haut, de plus en plus fort, mon doigt donnant l’impression d’effleurer les nuages. C’est entre les barrières qui donnaient sur le champ de blé que j’ai vu mes premiers couchers de soleil, avec une trace de poussière dans l’œil qui me faisait pleurer. J’ai compris bien plus tard que ce n’était pas de la poussière, c’était une émotion. Devant le portail, dans la rue près du grand poteau marron que j’ai appris à pédaler, à faire du skate et du roller. Monsieur Pardon était notre voisin, il me donnait du chocolat et je me souviens que son nom de famille me donnait l’impression qu’il était pardonné sans cesse. Pourtant, c’est la vie qu’il n’a pas pardonnée. Il y a quelques années, sa femme est allée rejoindre le ciel et il n’a plus réussi à voir le monde comme avant. Papa disait qu’il fallait le consoler, alors un jour, il était dans son jardin, j’avais dix ans et je suis allée le voir. J’avais les mains derrière le dos tout le long. Il m’a servi une limonade et je lui ai tendu un petit nuage que j’avais fabriqué avec du coton. Je lui ai dit : « En montant sur ma balançoire l’autre fois, je me suis envolée très haut et j’ai ramassé un morceau de nuage. C’est le ciel qui me l’a donné. C’est de la part de votre femme, c’est un petit peu d’elle pour vous dire qu’elle va bien et que vous pouvez sourire encore. » Je me souviendrai toujours de sa tasse de café qui s’est mise à trembler entre ses doigts, qu’il a posée délicatement et des larmes qui se sont accumulées au coin de ses paupières abîmées. Il m’a pris les mains et il souriait en pleurant. Il voulait dire quelque chose mais je ne le saurai jamais. Je ne l’ai pas revu après ce jour.
Les murs sont immaculés, tout est vide. Il n’y a plus aucun meuble, c’est triste. On dirait que nous n’avons jamais rien vécu, jamais rien construit alors même que cela faisait seize ans que nous voyions la vie se dérouler sous nos yeux d’enfant. Je ne comprends pas comment il peut s’écouler autant de choses entre seize anniversaires, seize noëls et seize nouvelles années. Qu’est-ce qui fait que le temps semble s’écouler entre nos doigts ? Le lendemain, je me réveille et j’ai seize ans, le garage a été la première pièce à connaître mes soirées de lycée, les bouteilles d’alcool et les fumées de cigarettes qu’on avait du mal à dissiper. Les champs de blé dans lesquels on allait se promener la nuit, et qui servaient de cachette secrète pour s’allonger et observer le ciel étoilé.
Tous ces souvenirs semblent loin et pourtant si près quand ils reviennent cogner contre ma mémoire. J’essuie les larmes qui roulent sur mes joues, les unes après les autres, sans que ça ne s’arrête. Je n’ai pas envie de déménager. Je n’ai pas envie de délaisser cette maison. J’ai l’impression que j’y laisse une partie de moi, un bout de mon âme qui ne peut pas quitter ces lieux. Ma chambre a été la bulle de réconfort pendant les instants délicats, autant que les moments de fou rires et d’insomnies. C’était un bateau dans lequel je me réfugiais, dans lequel je passais les nuits à rêver ou à ne pas dormir, à penser à l’avenir ou à angoisser de ce qui est en train d’arriver : qu’un jour tout le monde fasse ses cartons, que le chien fugue, que ma sœur parte faire ses études loin d’ici, et que nous déménagions sans nous retourner. J’ai besoin de me retourner. Une dernière fois.
Lorsque j’atteins la rue, mes parents sont déjà dans la voiture, en train de m’attendre. Je le fais, je me retourne une dernière fois vers cette maison qui m’a observé grandir et évoluer, aussi impuissante soit-elle face à la mélancolie qui me drape le cœur d’un voile difficile à porter. Je suis montée, j’ai claqué la portière et bouclé ma ceinture. J’ai regardé la maison jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’un point minuscule et flou, impossible à détailler. J’ai laissé aller les larmes, ça ira mieux demain. J'ai croisé le sourire plein de larmes de mon père, dans le rétroviseur.
Il faut bien tourner la page.
Annotations
Versions