3. Un jeu
Hébété devant le bout de papier que je tiens encore dans ma main dans l’attente d’avoir des réponses à mes questions. Je remarque seulement que ça doit faire vingt bonnes minutes que je suis perdu dans cette contemplation. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il me ramène à un souvenir qui semble innocent et heureux, mais qui pourtant traduit ma perte…
Oui, c’est le mot. Même si celui qui s’inscrit en ce moment dans mon crâne reste, cette insupportable, « Vengeance ». Ce mot qui à l’époque avait sonné le début d’un jeu que j’ai gagné. Mais à quel prix ? Quel goût doit avoir une victoire comme celle-là ? Je me le demande encore chaque matin, alors que je m’efforce d’oublier cette partie de moi.
Passé, pas si lointain quand on pense que j’ai aujourd’hui vingt-huit ans et que notre partie d’échecs a pris fin, il y a de ça sept ans. Un jeune adulte dans toute sa splendeur, en tout cas c’est ce qu’on pensait à l’époque. Et je me suis bien amusé, mais tout jeu à une fin et celui-ci n’a pas eu une fin heureuse.
Je me relève. Stop les rêveries ! Que faire ? Garder ce bout de papier qui me plonge dans le début de l’enfer ou le jeter ? Non, le jeter serait trop simple surtout s’il réapparaît aussi facilement. Je préférerais le brûler. D’ailleurs, c’est simple, je n’ai qu’à prendre mon briquet et réduire en cendre ce feuillet qui sent encore la cerise.
Ce parfum si particulier qui la suivait partout à l’époque.
— Reprends-toi mon petit ! Debout !
Ni une ni deux, je me lève, attrape mon briquet, toujours rangé dans son coin sur le bar et je l’allume. Mais avant de me brûler le bout des doigts, je plonge le bout de papier dans le cendrier propre. J’en approche la flamme qui commence à me chauffer l’ongle, le plus lentement possible. Une petite voix me chuchote que je devrais le garder jusqu’au dernier moment.
Cet instant où je vois le lien qui me relie encore à Lina partir en cendre.
Étrange comme le passé aime nous rattraper.
Génial ! Je ne pensais pas qu’un vulgaire papier pourrait me retourner autant surtout quand on sait qu’il correspond à une petite guerre de bonbons. Cependant, je sens une boule se former au creux de mon ventre, une angoisse qui m’a quitté depuis longtemps.
— Ressaisis-toi, Caleb. Ce n’est qu’un bout de papier.
Un morceau d’emballages réduit en poussière.
Finalement, il m’a bien fallu dix ans pour jeter ce dernier feuillet à la poubelle. Idiot, et pourtant j’étais certain de m’en être débarrassé depuis ce jour-là. Sûrement, un oubli ou une blague tordue d’Alex. Après tout, il doit avoir gardé les clés de l’appartement en déménageant. Donc, c’est bien ce que je disais, un oubli qui me provoque.
D’ailleurs en parlant du loup, il montre sa queue. Enfin… Façon de parler. Mon téléphone vient de vibrer sur le comptoir juste à côté de l’incinération de mon passé. Je le prends, et bien sûr le nom affiché sur l’écran est celui de mon meilleur ami. Qu’est-ce qu’il me veut ? Apparemment, pas grand-chose.
Même si ça reste une invitation à sortir ce soir.
Qui sait, peut-être que cela me fera souffler un peu de ce réveil étrange. Il va falloir s’occuper toute la journée d’ici ce soir. Mais je suis certain qu’il va s’inviter chez moi, dans l’après-midi. Il ne sait pas comment faire pour s’éloigner des pattes de sa chère et tendre. Alors il m’utilise comme prétexte.
— Tu dois te trouver quelqu’un, Caleb. Tu es le seul de la bande à n’avoir rencontré personne, l’imité-je en profitant du fait que je sois en solitaire dans mon refuge.
Il me répète cette même phrase sans cesse, pourtant il saute sur la moindre pour s’échapper des griffes de sa femme. Comme quoi l’amour est étrange. Mais passons, je vais profiter de mon moment de liberté pour prendre une bonne douche et m’habiller. Traîner en caleçon n’est pas mon ambition première aujourd’hui.
Ma petite routine matinale effectuée, je range ma chambre au carré, passe devant celle qui était à Alex, referme la porte, ouvre celle de la salle de bains pour faire évacuer la vapeur d’eau qui s’y est accumulée durant mon passage sous le jet chaud, et en descendant j’éteins la lumière maintenant inutile de l’étage.
— Dis, tu n’en as pas marre d’être maniaque au point de répéter les mêmes gestes chaque matin ?
— Merde !
Un sursaut me prend, et j’en loupe la dernière marche de l’escalier. Heureusement pour moi, elle n’est pas très haute et je suis juste un peu déséquilibré. En grognant et relevant la tête, je remarque mon meilleur ami, affalé sur mon sofa, les pieds sur la table. Son regard mesquin est teinté de bleu, et ces cheveux blonds partent dans tous les sens, ce qui le rend quelque peu négligé.
— Tes pieds.
Cette remarque le fait rire, mais ce n’est que de courte durée, puisqu’il sait que je déteste les marques que peuvent laisser nos membres inférieurs sur ma table en verre. Un énorme sourire denté me répond quand je souffle à nouveau. Cependant, il s’exécute et hoche la tête en signe de conciliation. Un coup d’œil à l’horloge et je constate qu’il n’est que onze heures. Il est venu tôt et d’ailleurs…
— Rends-moi tes clés, je trouve que tu en abuses un peu trop, dis-je à Alex en tentant ma main vers lui.
Sauf qu’il ne réagit pas. Il hausse encore les épaules, fronce les sourcils et me reluque comme si je venais de dire une absurdité. Je soupire de plus belle, répète ma demande avec un ton plus menaçant mais, il se remet à rire. Bien sûr, je sais que ce n’est qu’une façade pour me déstabiliser, pourtant une étincelle dans ses yeux me murmure qu’il ne comprend pas pourquoi j’agis ainsi.
— Alex, c’est bon. Arrête ta blague maintenant, et file-moi les clés.
— Je ne les ai pas.
— Comment ? Très drôle, tu ne me l’as fait pas à moi. Elles sont où ?
Alex se lève du canapé, il est contrarié, croise les bras sur sa poitrine, contourne le comptoir, attrape le cendrier et ouvre la fenêtre que j’ai fermée plutôt. Puis, il tire de sa poche un paquet de cigarette et s’en allume une, avant de se retourner vers moi et de croiser mon regard. Il expulse un nuage de nicotine de ses lèvres et s’appuie sur le rebord de l’ouverture avant de reprendre :
— C’était ouvert.
— Non, je ne crois pas, soufflé-je en serrant les dents.
— Caleb, réfléchis un peu ! Comment j’aurais fait pour rentrer avec les clés de toute façon ? Ta clé est tout le temps, suspendue à la serrure, même avec les miennes, je n’aurais pas pu entrer. C’était ouvert.
— Lina…
— Quoi ?
Je secoue la tête. C’est la matinée la plus étrange que je puisse vivre. Alors comme ça, j’avais oublié de fermer la porte à clé. Pourtant… Oui, j’y avais pensé ce matin mais j’ai vérifié et elle était close. À moins que… Non, le coup de vent et le bruit sec de la vitre m’ont ramené dans le salon avant que j’aie le temps de faire tourner la clé. Est-ce une coïncidence ? Ou peut-être ma tête qui me joue des tours ?
— Non rien. Juste un mauvais rêve que j’ai fait cette nuit.
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