la réussite
Il avait consenti bien des efforts pour atteindre son but. Depuis l’enfance, il suivait la même ligne droite toute tracée, encouragé par ses parents aimants et attentifs. Il était issu des classes moyennes et laborieuses. Son père menuisier et sa mère au foyer. Un classique pour les jeunes années du vingtième siecle, prometteuses de tous les progrès scientifiques et techniques, de toutes les avancées sociales.
Son père était fier de sa propre petite réussite dont il comptait bien faire un exemple pour son fils. Il avait en effet débuté sa carrière à quatorze ans, après le certificat de fin d’études primaires, Graal qu’il avait réussi à obtenir avec mention et les précieuses félicitations de son maître. Ensuite, il fut placé comme tâcheron en apprentissage, et il apprit avec un patron rude mais compétent, tous les secrets de ce merveilleux travail du bois. Il avait gravi, peu à peu, les échelons pour devenir contremaitre d’une petite entreprise. Grâce à de valeureuses économies obtenues à force de privations consenties, il avait pu s’installer comme artisan à son compte. Il avait fini par acheter sa propre maison dans laquelle se trouvait aussi son grand atelier.
C’est dans cette sciure victorieuse, dans ces odeurs admirables de bois coupés séchant contre les murs en attendant de se transformer en meuble, que le père d’Emile lui enseigna les règles du chemin à suivre. Il les comprit, les admira, et elles devinrent ses propres règles, celles qui le guideraient à coup sûr vers le bonheur. Dès l’école, il dut les appliquer avec ténacité. Chaque difficulté à surmonter, chaque effort à faire, chaque erreur à corriger, chaque progrès dans la souffrance de l’apprentissage fut pour lui le bonheur de gravir les marches du succès. Son père et sa mère suivaient, tous deux à leur façon, les progrès des notes et des appréciations. À chaque point positif, une explosion de joie et de fierté, à chaque remarque négative, des conseils et des encouragements. Sur son comportement, sa mère lui donnait les leçons de respect de ses proches et de ses camarades, des leçons d’amour et d’humanité ; son père lui enseignait le respect et l’admiration des règles bienfaisantes, des lois, de la justesse des décisions des autorités scolaires et de la société en général. Il devint un garçon sérieux, gentil et honnête. Il réalisa le rêve que ses parents avaient posé en lui.
Quelques années après avoir brillamment réussi son certificat d’études, tout comme son père avant lui, il se présentait à la remise de diplôme de la fin d’études secondaires. Fier comme un vainqueur et sur son trente-et-un, il était engoncé dans un costume légèrement trop petit, qui avait été acheté pour lui dans la meilleure boutique de cette petite ville de province, comme un ultime sacrifice financier de ses parents. C’était la porte ouverte à ce qu’il pouvait imaginer de mieux : la carrière d’instituteur. Un « hussard noir de la république » comme les surnommait avec admiration Charles Péguy dans son livre publié en 1913 ; la même année durant laquelle il prendrait, avec la fierté de ses vingt-deux ans, son premier poste d’enseignement.
Il était l’orgueil de sa famille, admiré de ses amis, dont la plupart appartenait encore au monde ouvrier sans avoir fait d’études supérieures. Seule ombre encore au tableau, dernier défi à relever: celui de l’amour. Le rencontrer lui permettrait de « fonder une belle famille avec au moins quatre enfants, deux filles et deux garçons ! » comme il se plaisait à plaisanter sur un ton légèrement ironique, et au fond assez sérieux, lorsqu’on lui posait la question de ses projets d’avenir.
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