Cette fin qui jamais ne vient…
Émile lâcha son couteau : « je… je… je ne voulais pas… ce n’est pas moi… je ne voulais pas… qu’est-ce qu’il s’est passé ? » bredouilla-t-il lamentablement, devant ses camarades stupéfaits. Un obus éclata au bout de la tranchée emportant avec lui trois ou quatre soldats qui s’y trouvaient, et qui n’avaient rien vu de la scène. Puis un deuxième explosa à quelques mètres de la tranchée. « À couvert ! » cria alors l’un des soldats en se jetant au sol, tous les autres firent de même. Seul Émile, le regard perdu, restait debout. L’un de ses camarades se releva pour le plaquer au sol. La première salve de bombardement allemand venait de commencer, elle annonçait le déclenchement de l’enfer qui allait suivre durant plusieurs dizaines de longues minutes. Chaque salve d’une quinzaine d’obus était suivie d’un silence de quelques secondes, puis le bombardement reprenait de nouveau, inlassablement, assourdissant, terrorisant. Quelques obus explosèrent dans la tranchée, déchiquetant quelques vies à chaque fois, et laissant son cortège de blessés souffrant le martyre. Leurs cris de douleur, horrifiés par les mutilations, étaient bien plus effrayants que le bruit des explosions. Ils raisonnaient des oreilles jusqu’à la crampe du ventre de ceux qui n’étaient pas encore blessés.
La nuit était tombée, ils étaient pris au piège. Le drame qui venait de se jouer était déjà du passé, oublié, c’est de leur vie dont il s’agissait de nouveau. Un obus qui explosa près de la tranchée entraina la destruction d’une de ses parois, Émile fut enseveli par cette vague de terre et de morceaux de bois de soutènement. Sous ces gravats, épuisé, la moitié de son corps coincé, il tentait de s’extirper, il gigotait comme un ver de terre affolé qu’on retient par une extrémité.
Le bombardement continuait dans son tonnerre furieux, les braillements des blessés autour de lui, les cris d’effrois de ceux qui perdaient la raison sous le feu nourri allemand, tout ça peu à peu n’existait plus. Il n’entendait ni ne voyait plus rien. Il se mit à penser à sa femme, si belle, le jour de son mariage. Puis à ses succès, ses victoires, toutes celles qui lui aveint donné le bonheur et apporté tant de joie de vivre. Tout à coup, il était heureux, au milieu de sa vie d’avant. Puis cette vie passée s’effaça, peu à peu. Il fallait faire quelque chose, il fallait la remplacer.
Qui était-il maintenant ? Il avait une tout autre histoire, un tout autre parcours. Il venait d’en haut, d’un autre monde caché du nôtre. Il avait été envoyé en bas. Oui en bas, c’est là qu’il devait passer une épreuve. C’était un envoyé, un élu, doté d’une force incroyable qui le rendait immortel et intouchable. Il devait être là pour expérimenter la peur. Juste une sensation, sans conséquence. Il n’était plus perdu au milieu des combats, bien au contraire, tout lui était si familier, si normal. Il venait de l’autre monde, le monde caché, le véritable monde ! Il venait d’en haut, de la lumière, de la pureté et on l’avait envoyé en bas, dans le monde souillé. La peur, il y avait juste gouté, avec une simple curiosité. La peur était vite devenue son amie, son amante. Il lui vouait un amour à peine masochiste, il était son objet sexuel. Elle le masturbait maintenant, en plein dans la tranchée, portant le visage défiguré de sa défunte épouse. La peur ne pouvait plus le violer, il était consentant. Puis il lui courait après, pour lui faire encore l’amour, lui donner encore plus de plaisir, pour baiser la salope effrayante, au milieu d’un merveilleux feu d’artifice, dont les fusées de couleur pleuvaient tout autour de lui.
Avec de grandes gifles, le soldat lui hurlait de se ressaisir, de reprendre ses esprits. Il venait de le plaquer au sol, dans la tranchée, alors qu’il courait en appelant quelqu’un, le pantalon défait et la braguette ouverte. Mais lui ne voulait pas, il était si bien à courir après sa belle fiancée, en se branlant d’excitation que provoquaient les formes rondes de son corps maintenant dénudé. Elle était à lui dorénavant, cette peur qui si souvent l’avait maltraité, il la possèderait par tous les orifices ! Le soldat le maintenait fermement pour l’empêcher de se débattre, et tenter en vain de le ramener à la raison. Il le perdit finalement, délirant dans le dédale d'un esprit déchiré.
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