Chapitre II (1/2)
La vérité survint un soir de lune et de grisaille, la veille des fiançailles de ma petite sœur. J’avais douze ans, la future mariée n’en avait que six. Naturellement, lorsque mon père m’avait annoncé la nouvelle, dans l’intimité froide de notre salle commune, cela m’avait surprise.
D’abord, parce que même si l’on n’en était qu’au stade de la promesse de noces, Ruti me semblait un peu jeune… Ensuite et surtout, parce que dans notre pays aux traditions très ancrées, il était de bon ton de fiancer les enfants, et surtout les filles, par ordre de naissance. On risquait d’autant moins de se tromper que l’on était tous prénommés en fonction de notre rang sur la liste ! Il était donc surprenant que le futur époux, un fils de petite noblesse qui portait dents et sourire jaunes, ait choisi de passer directement au numéro deux sans s’arrêter sur le premier, c’est-à-dire moi. Mais comme j’étais plutôt soulagée de ne pas devoir lier ma vie à un si triste sire, je ne posai aucune question.
La veille de la fête, donc, je m’étais retirée à l’étage, dans la chambre que je partageais avec mes sœurs, pour aider Ruti à coiffer ses cheveux blonds et généreux comme une mine d’or. Nous étions silencieuses, perdues dans nos pensées respectives, elle devant l’avenir confortable mais atone qui s’ouvrait devant elle, moi devant l’épuisement que représenteraient les mondanités du lendemain et les atours de cérémonie qu’il me faudrait endurer pendant des heures.
Soudain, nous entendîmes nos parents entrer dans la pièce commune, juste sous nos pieds. Ils avaient le verbe sec et le ton blessé. Alors je tendis l’oreille… Et enfin, j'entrevis une partie de la vérité.
« - Je me demande comment tu peux les supporter ! commença mon père.
- Tu le sais très bien, répondit ma mère d’une voix lasse. J’ai pris ma décision il y a longtemps, nous avons pris cette décision il y a longtemps. Il est inutile de revenir dessus.
- Mais aujourd’hui, c’est ta fille qu’ils rejettent !
- Et ça t’étonne ?
- Non… Non, tu as raison, c’est mon peuple, je connais parfaitement les règles du jeu. Rien ne m’étonne… Mais tout me blesse.
- Moi, je les trouve surtout hypocrites.
- Que veux-tu dire ?
- Eh bien, regarde-les. Nos filles ont le sang mêlé et ça ne leur plaît pas, bon… Mais en fait, ce qui les gêne avec Lumi, c’est que cela se voit ! Même si ce n’est qu’un tout petit peu… Pour Ruti, pas de problème, c’est indétectable. Alors ils passent outre sans aucune difficulté, parce que l’alliance avec notre famille, ou plutôt avec la tienne, fait joli sur le papier. Les apparences, voilà tout ce qui leur importe. Tu ne trouves pas cela absurde ?
- Ce que je trouve absurde, c’est qu’on ose refuser ma fille aînée !
- Parle moins fort, elles vont t’entendre…
- …
- Ecoute, c’était il y a trois mois. Nous avons réussi à trouver un arrangement en proposant qu’il épouse Ruti, maintenant il est trop tard pour le regretter. Tu le savais bien, non, que ce serait compliqué ?
- Non. Enfin si, peut-être, mais je ne comprends pas cet état d’esprit.
- Moi non plus ! C’est l’exact opposé de toute mon éducation, et tu le sais très bien. Mais nous avons choisi de vivre ici, d’élever nos enfants ici. Dans ton pays. J’ai abandonné ma culture, mes traditions, mon métier, ma langue pour que l’on accepte notre mariage. Et des années plus tard, mon sang étranger est toujours une tare, une tache, dans la vie de mes filles ? C’est ridicule. Mais c'est ainsi.
- …
- C’est ce que nous avons décidé, mon cher. Inutile de tergiverser maintenant. Tu ne fais que remuer le couteau dans la plaie ! Tout cela me donne mal à la tête, je vais m’allonger un peu. »
J’eus à peine le temps de me regarder dans le miroir, le grand miroir de notre chambre, sous les toits, celui qui avait été le témoin de toute mon enfance, centimètre après centimètre, matin après matin. J’eus à peine le temps de me demander ce qui n’allait pas, ce qui était si impur, si laid, si indésirable dans mon apparence. Je ne m’étais jamais trouvée jolie, non, mais juste insignifiante. De là à inspirer un tel rejet…
Mais je n’eus pas l’occasion de m’attarder sur mes réflexions. Car ma mère, qui était partie s’allonger en silence, silhouette frêle, épaules sourdes, regard délavé comme tous les malheurs du monde, ma mère ne se releva jamais. Mal au crâne, mal au ventre, elle partit en deux heures à peine, emportant avec elle toutes mes années d’enfance et une avalanche de questions auxquelles elle ne répondrait jamais. Emportant aussi, mais nous ne le sûmes que le lendemain, un minuscule petit frère qui avait commencé à pousser, quelques semaines plus tôt, tout au fond de son ventre.
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