Chapitre III (2/2)

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Drôles ? Non… Mais ils étaient beaux, d’une manière aussi exotique que naturelle. Ils portaient des costumes étranges, très près du corps, gorgés de couleurs vives : du rouge, du jaune, du bleu roi… Cela leur donnait une aura très joyeuse, très affirmée, qui tranchait avec les costumes uniformément bleus et verts sombres qu’arboraient les Champarfaitois. Ils bougeaient avec une aisance presque irréelle, comme les vagues qui ondulaient parfois très doucement le long de nos rivières. Ils parlaient une drôle de langue, très fluide, très musicale, dont je ne comprenais pas un mot mais qui avait quelque chose de profond et d’ancestral.

Ils ne prêtaient aucune attention à moi, ni à personne d’autre. Ils semblaient concentrés sur eux-mêmes, sur leur répétition (du moins, il me semblait qu’ils répétaient quelque chose…). Cinq d’entre eux étaient debout, en cercle, les autres étaient assis tout autour et semblaient les écouter tout en commentant de temps en temps. Au milieu du cercle se trouvait un garçon qui devait avoir environ mon âge, peut-être quelques années de plus. Il avait la voix grave et posée, un jeu bien assuré et des yeux bleu marine comme je n’en avais encore jamais vu. Je lui trouvai quelque chose de fascinant, avec ses cheveux presque noirs, son teint doré comme un champ de seigle, et sa vie de saltimbanque passant de port en port pour donner vie à des histoires que d’autres avaient écrites pour nous des siècles plus tôt…

Je ne connaissais pas grand-chose à la culture lointaine. J’avais vaguement lu dans un livre de géographie que c’était un peuple nomade, qui passait d’un pays à l’autre, d’une ville à l’autre, au rythme des rivières ou des océans. Ils possédaient une île, très loin de toute terre habitée, dont ils avaient fait leur capitale mais où personne n’habitait vraiment. Leurs maisons, c’étaient leurs bateaux à voile, glissant au rythme des vents et des courants pour porter, partout, les arts et les histoires de tous les peuples. Les Lointains étaient les bienvenus partout, mais ils n’étaient chez eux nulle part. Pourtant, ils se comportaient comme les rois du monde, et même s’ils étaient tout proches, ils donnaient l’impression d’être complètement hors d’atteinte. Lointains…

Je restai une dizaine de minutes à les regarder en silence, bouche bée, oreilles rosies, mains moites. Pelotonnée dans son recoin, Suni ne valait guère mieux que moi : elle les dévorait des yeux comme on explore de nouveaux horizons. Nous ne comprenions pas leurs mots, mais la mélodie de leur langue avait quelque chose d’universel qui nous harponnait les tripes.

Notre rêverie sororale fut interrompue par l’irruption bienveillante, mais ferme, de notre père venant récupérer ses brebis égarées pour les ramener dans l’antre du loup, ou plutôt dans la salle de réception, ce qui revenait un peu au même. Suni grimaça en marmonnant (« Fin de la récré et retour aux enfers… ») tandis que je sursautai, honteuse d’être ainsi prise en faute. Double faute, même : je n’avais rien à faire dans les cuisines et je n’étais en aucun cas supposée dévisager des étrangers.

Je me levai comme un ressort, raide et rougissante. Je fis tomber à grand fracas le tabouret de bois sur lequel j’étais assise, interrompant sans aucune délicatesse toutes les discussions alentour. Les serviteurs et marmitons me lancèrent de longs regards compatissants. Les Lointains interrompirent leur jeu pour laisser passer la tempête (ou plutôt, la fille maladroite). Et je vis très distinctement un sourire moqueur se dessiner sur les lèvres fines, si bien dessinées, de ce jeune homme si étrange, qui me regarda en murmurant quelque chose…

Voilà qu’il se moquait de moi ! Evidemment, pauvre gourde, que croyais-tu ? Je m’en fus donc mortifiée, écrasée de honte. J’eus tout juste le temps d’entendre très distinctement « Orcinus!? » et de voir, ou plutôt de sentir, qu’il se détournait de moi pour répondre à la dame élégante, drapée de nacre et de turquoise, qui l’interpellait ainsi.

Orcinus… Joli nom, joli garçon. Mauvais esprit. Je n’espérais qu’une chose, de toutes les fibres de ma dignité perdue : ne jamais le revoir.

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