Je ne savais pas vraiment de quoi j’avais peur… Mais je ressentais une angoisse sourde, lourde, qui enserrait parfois mon cœur de ses drôles de doigts gourds.

La vie me réservait en fait une immense surprise. Un retournement de situation auquel je ne m’attendais pas. Pas du tout ! Car mon destin bascula au détour d’un héritage inespéré. Un grand-oncle, dont nous n’avions jamais entendu parler, perdit d’une maladie foudroyante ses deux fils et ses trois petits-enfants. Faisant de mon père, par la même occasion, son unique héritier.

Or le grand-oncle était riche. Plus précisément, il était le suzerain d’une terre immense, pleine de vignes et de châtaigniers, située aux confins du royaume, juste au Nord de la frontière. C’était un territoire indépendant, bien qu’allié de Champarfait depuis des décennies. Un territoire qui prospérait au rythme du commerce, de vendanges en vendanges, de récolte en récolte. Un territoire prospère qui, depuis bien longtemps, aiguisait les convoitises… Le grand-oncle n’était plus tout jeune, les terres étaient généreuses et stratégiquement placées. Alors soudain, le mariage des héritières devint une véritable affaire d’Etat ! Surtout le mien, puisque j’étais l’aînée.

En l’espace de quelques heures, je passai du statut de fille insipide au lignage douteux à celui de meilleur parti du pays. Du jour au lendemain, je fus assaillie de fruits confits, de fleurs et de sucreries envoyés par tous les jeunes hommes du palais. Je reçus des invitations pour tous les bals et cérémonies dont on m’avait écartée depuis toujours. Je fus conviée dans les meilleures familles, où l’on me plaça comme par hasard à la droite du fils de la maison… J’en éprouvais un vague vertige, une grande lassitude, et un certain écoeurement face à ce revirement collectif dont bien évidemment, je n’étais pas dupe. Il était plus agréable d’être courtisée que méprisée, certes, mais rien ne sonnait vrai dans cette gigantesque mascarade !

Un matin, le couperet tomba des lèvres de mon père. Il semblait épuisé, tassé dans son fauteuil comme s’il portait le monde sur ses épaules. Ses yeux étaient verts comme une impuissance, et je ressentis immédiatement une terreur insidieuse.

« - Lumi, ma chérie, il faut que je te dise quelque chose.

- Je t‘écoute, Père.

- Eh bien… Comme tu t’en doutes, depuis que mon oncle Lomu a fait de moi son héritier, j’ai reçu quelques demandes à ton sujet.

- Des demandes ?

- Des demandes en mariage.

- Ah !

- Jusqu’ici, j’ai refusé. Je ne veux pas te voir épouser un homme qui ne voit en toi qu’un coffre au trésor ou un acte de propriété… Mais…

- Mais ?

- Lumi, ce matin, j’ai reçu une demande à laquelle je ne peux pas dire non.

- Comment cela ?

- Ma chérie, la reine vient de me dire qu’elle souhaitait que tu épouses son fils, le prince Rotu.

- Oh… »

Je restai sans voix un court instant. Alors qu’un obscur petit noble ne m’avait pas jugée digne de lui et avait préféré épouser ma sœur cadette, le futur roi s’intéressait à moi ? C’était inespéré ! Le prince était plutôt charmant, avec ses cheveux blonds, ses yeux verts, ses traits fins et ses tenues élégantes. Et puis, il était prince ! Un peu taiseux, peut-être, mais je n’avais jamais vraiment essayé de discuter avec lui. D’ailleurs, qui oserait s'exprimer quand la reine régente était là ? Peut-être avait-il tout simplement peur de sa mère… Ce qui était, selon moi, une preuve de bon sens irréfutable. J’étais donc sur le point de vivre un conté de fée !

Et sous le regard sombre et préoccupé de mon père, je me fendis d’un grand sourire et d’un petit espoir.