Chapitre XIX (1/2)
Pendant les quinze jours qui suivirent l’acceptation de ma demande d’asile, je fis de mon mieux pour prendre pied dans ma nouvelle vie. Car si j’avais été bien accueillie, y compris pendant ma toute première navigation, j’étais désormais dans un état d’esprit bien différent ! Il était acté que j’allais définitivement vivre sur ce bateau, pour le meilleur et pour le pire. J’éprouvais un sentiment étrange, mélange d’appréhension et de victoire, d’envie de bien faire et de liberté, d’excitation et de gratitude.
Je croisais rarement Orcinus, et nos échanges se limitaient à des salutations polies sur le seuil de la voilerie. Il y travaillait pendant que je n’y étais pas, et passait beaucoup de temps à escalader les mâts, agile comme un singe, passant de vergues en haubans avec une facilité tout à fait déconcertante, armé de son épissoir* et de ses aiguilles. Parfois, Muraena le couvait d’un œil inquiet, même si elle ne lui faisait jamais la moindre remarque. Il ne semblait y prêter aucune attention.
En revanche, il avait l’air plutôt concerné par une jeune femme nommée Ventura, qui faisait partie des officiers du navire et qui lui décochait sourire sur sourire en toutes circonstances. Ils passaient de longs moments ensemble sur le pont, le nez dans les voiles, à commenter telle ou telle manœuvre, tel ou tel réglage d’une écoute ou d’une empointure**. Elle l’interpellait souvent, mutine, taquine, féline presque, et il lui répondait toujours avec entrain, riant de ses plaisanteries que je ne comprenais pas.
Il fallait se rendre à l’évidence : ensemble, ils étaient d’une beauté irréelle, presque poétique. Ils étaient parfaitement assortis, avec la même fluidité du geste, la même souplesse du corps, la même lumière océane dans le regard. Et une chose était sûre : même avec une perruque pour cacher le châtain clair de mes cheveux, un coup de peinture pour me dorer la peau et un sortilège pour colorer mes yeux en bleu de mer, nul ne pourrait jamais me confondre avec eux.
Par moments, les Lointains me paraissaient presque surhumains tant ils faisaient corps avec l’océan. Ils étaient droits comme j’étais gauche, aériens comme j’étais balourde, marins comme j’étais terrienne. Je me sentais bien avec eux, ils m’avaient ouvert leurs bras et leur bateau avec une bienveillance profonde, sans questions ni jugement. Et j’avais plaisir à participer aux manœuvres et à l’effort collectif. Mais j’avais encore beaucoup de chemin à faire pour m’intégrer vraiment à ce peuple si différent du mien.
Pour y parvenir, je passais de longues heures avec Alexandrius pour apprendre la langue. Il me faisait travailler en sainte-barbe tous les après-midis, à l’abri des regards et des oreilles du reste de l’équipage, dans le recoin aménagé en minuscule salle de classe où, d’ici peu, j’allais faire mes premiers pas d’enseignante. Mais en attendant, c’était moi l’élève. Je me battais avec les voyelles, très musicales, qui sonnaient haut et clair en Lointain. Alors que dans ma langue maternelle, c’étaient les consonnes qui donnaient le rythme, le phrasé. Heureusement, mon professeur improvisé était d’une patience adorable, me faisant répéter sans jamais se lasser. Il me donnait à lire des petites histoires, me prêtait ses livres pour enfants, et m’expliquait sans sourciller les subtilités de la syntaxe et de la grammaire.
Cela me permit de mieux connaître Alexandrius. C’était un homme affable, un peu rêveur, père de trois garçons qui avaient quelques années de plus que moi et qui étaient tous, les uns après les autres, partis vivre sur d’autres bateaux. Il restait donc seul avec sa femme, et transmettait avec passion tout ce qu’il savait aux jeunes générations. Son rythme de travail était un peu moins dual que le reste de la troupe. Officiellement, il était conteur à terre et instituteur en navigation. Mais en réalité, quand nous étions en mer, il écrivait beaucoup, et quand il était à terre, il préparait ses cours ou corrigeait des exercices entre deux répétitions.
Il avait donc, en permanence, deux activités en parallèle. Dans son esprit, les deux se complétaient. Il avait plaisir à faire la classe aux enfants, mais visiblement, il appréciait tout autant de transmettre ses deux métiers à ses deux apprentis : Orcinus, auquel il semblait très attaché, et moi.
Alexandrius était venu au monde avec une dose de patience proche de l'infini. Et il en fallait beaucoup pour m’entendre ânnoner le verbe être pendant des heures sans même soupirer une seule fois ! J’étais ravie de partager la responsabilité de l’école avec lui.
Les élèves, en revanche, le seraient sûrement un peu moins : jusqu’ici, ils n’avaient classe que pendant les navigations, et chaque escale était pour eux synonyme de vacances. Désormais, ils auraient cours tous les matins, en mer comme à terre. Je m’attendais à ce que ce changement ne soit pas du goût de tous, et à ce que cela se traduire par quelques menues révolutions en culotte courte !
* L"épissoir est un outil pointu qui sert à défaire un noeud très serré sur un câble ou un cordage.
** L'empointure correspond à l'angle supérieur d'une voile carrée.
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