Chapitre XXIII (2/2)
(Lumi) - Mais quand même, Milos, ne devriez-vous pas offrir un refuge à vos confrères ou à vos consoeurs quand ils vivent une situation pareille ?
(Milos) - Nous ne le pouvons pas. Ici, il n’y a que des médecins. Que ferions-nous de leurs conjoints venus d’Héliopolis, de Champarfait ou d’ailleurs, sans aucune compétence médicale ? Ils ne pourraient exercer aucun métier. Et puis il n’y a pas de place pour accueillir des réfugiés. L’île est minuscule, regarde : si nos jeunes ne partaient pas tous après leurs études, nous ne pourrions pas les loger non plus.
- Et les enfants ?
- Quels enfants ?
- Les enfants de ces couples mixtes.
- Ils sont élevés dans les traditions de leur autre parent, et non dans celles d’Asclépios. En revanche, pour tous les enfants dont les deux parents viennent d’Asclépios, c’est différent. Ils restent avec leurs parents, dans le pays où ils exercent, jusqu’à leur sept ans. Ils apprennent ainsi à lire et à écrire, dans la langue de leur pays d’accueil et dans la nôtre. A sept ans, ils sont envoyés ici pour commencer leur formation. Ils logent dans des dortoirs tout près des salles de classes, dans ce grand bâtiment allongé que tu vois là-bas.
- Ce n'est pas juste. Finalement, personne n’a vraiment le choix. Ni de devenir médecin, ni de ne pas le devenir.
- Peut-être, oui.
- Alors comment font les médecins qui tombent amoureux dans leur pays d’accueil ?
- Comme les grands-parents de ton amie, la plupart du temps. Et comme moi ! Ils adoptent les coutumes de leur nouveau peuple. Parfois, ils continuent d’exercer. D’autres fois, ce n’est pas possible : la médecine est interdite aux femmes à Champarfait, et à Héliopolis, c'est tout l’inverse, ce sont les hommes qui doivent renoncer à leur métier s’ils veulent vivre avec une autochtone. Parfois, il y en a qui demandent asile aux Lointains… Mais c’est très rare.
- Finalement, vous partez aux quatre coins du monde pour soigner les autres, mais vous ne prenez pas toujours soin de vos propres enfants…
- Tu peux le voir ainsi, oui. Mais ce sont nos traditions. Et crois-moi, Lumi : ce ne sont pas les pires ! »
J’étais sceptique, mais par politesse, je ne le contredis pas… Et je profitai de cette escale-éclair, uniquement destinée à ravitailler le cabinet médical et notre entrepôt de nourriture, pour me promener un peu dans ce drôle de monde miniature. De loin, cachée sous un grand châle, j’admirai le ballet des embarcations venues des quatre points cardinaux pour approvisionner l’île : c’était tantôt un fier trois-mâts champarfaitois chargé de fruits et de tonneaux de vin, tantôt une jolie goélette héliopola regorgeant de bétail et de café, tantôt un voilier Lointain apportant le fruit de sa campagne de pêche…
Je me rendis ensuite à la bibliothèque, dont l’accès était ouvert à tous : c’était un bâtiment extraordinaire, construit très en hauteur, où les livres étaient disposés du sol au plafond comme des trésors inestimables. Il y avait un système d’aération très complexe pour assurer une température et un taux d’humidité constant, des gardiens à tous les rayons et un éclairage très doux, rougeoyant, percé çà-et-là par les liseuses blanches sous lesquelles se pressaient médecins et étudiants aux toges écarlates.
Partout autour de moi, je voyais des visages qui me rappelaient vaguement ma mère : ils avaient la même peau extrêmement claire, les mêmes yeux gris délavés par la lecture, les mêmes cheveux frisés comme des explosions de lumière. Leur physique semblait dessiné par les rayons des bibliothèques dans lesquelles, depuis des siècles, les Asclépios passaient les vingt-cinq premières années de leur vie. Pourtant, ce n’était pas ainsi, avec cette liberté doublée d’érudition, avec cette fierté du corps et de l’esprit, que j’avais connu ma mère. Ou à peine, pendant ma toute petite enfance, mais je n’en gardais que des bribes de souvenirs… Et je sentis le regret se loger dans ma gorge pour y resserrer sa main de fer.
Le pays de ma mère m’était parfaitement étranger. Et quand, à l’appel de la capitaine Rutila, je rejoignis le bord du voilier des Lointains, j’eus la très nette impression de revenir chez moi.
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