« - Je suis désolée, Milos.

- …

- Tu as parlé à Orcinus ?

- Non… Pas encore.

- …

- Je l’ai en bonne partie élevé, tu sais. Alors lui annoncer que Muraena… Enfin, qu’elle va mourir… J’aurais aimé ne jamais avoir à faire cela.

- Je comprends. Je peux faire quelque chose ?

- Non. Merci, Lumi.

- Est-ce que Salmus et Rutila l’autorisent à revenir à bord, finalement ?

- Oui. J’irai la chercher tout-à-l’heure pour la ramener.

- C’est une bonne chose.

- Oui…

- Milos, tu ne trouves pas étrange que Muraena ait pris tous ces risques, au point d’ailleurs d’y laisser bientôt sa vie, pour éloigner Orcinus ?

- Si… Mais bon, elle a parfois des idées étranges. Tu sais, les nomades du grand Sud ont des coutumes bien différentes de celles que nous connaissons. Ils entretiennent avec la Nature, avec les lois de l’univers, avec les esprits d’hier et de demain, des liens mystiques que toutes les sciences d’Asclépios ne parviennent pas à expliquer.

- Ma mère aussi était un peu comme ça… Pourtant, elle était médecin ! Elle me racontait des histoires où la réalité semblait se mélanger avec la fiction. Même mes souvenirs me semblent impossibles ! J’avais l’impression qu’elle avait des pouvoirs, des intuitions presque magiques. Elle me racontait des choses qui ne s’étaient pas encore passées, se souvenait de choses que tout le monde avait oubliées, connaissait des choses qu’elle n’avait jamais apprises.

- …

- Quand tu étais enfant, à Asclépios, as-tu entendu la légende du prince égaré aux yeux d’ambre ?

- Bien sûr ! Comme tous les gamins… Pourquoi cette question ?

- Ma mère me l’a racontée cent fois… Et à Héliopolis, j’ai rencontré une vieille femme qui m’a dit que cette légende était vraie.

- Héliopolis tient pour véridiques toutes les histoires dans lesquelles Champarfait a le mauvais rôle. Cela s’appelle la propagande, Lumi. Ton père ne t’a pas appris la géopolitique ?

- Si… Mais je trouve qu’il y a tellement de coïncidences !

- Mais de quoi parles-tu ?

- J’ai vu les yeux d’Orcinus.
- …

- Tu m’as entendue ?

- Oui, Lumi. Mais je ne vois pas le rapport. Muraena, quand elle était jeune fille, est tombée amoureuse d’un Lointain dont elle a eu une fille. Une première dans l’Histoire, ou presque, tellement ces deux peuples ne se côtoient pas ! Toujours est-il qu’elle a inventé un produit pour assombrir les yeux de sa fille, afin qu’elle passe inaperçue à Port-Eden et à Héliopolis. Une génération plus tard, elle en a fait de même pour son petit-fils, cette fois-ci pour qu’il passe plus facilement pour un Lointain pure souche. C’est tout ! Elle est un peu guérisseuse, un peu mystique : alors elle a joué aux apprenties sorcières. L’histoire s’arrête là… Je ne sais pas ce que tu t’es imaginé, mais tu n’y es pas du tout !

- Orcinus n’est plus un enfant, Milos. Si Muraena n’a plus le temps de lui dire la vérité, il faudra que tu le fasses, toi.

- …

- Elle n’est pas vraiment la grand-mère d’Orcinus, n’est-ce pas, Milos ?

- Est-ce si important ?

- …

- Bon, je vais te laisser, Lumi. Merci de ta sollicitude… Mais j’ai besoin de repos. Et je crois que toi aussi ! Ton imagination te joue des tours… Finalement, Salmus aurait aussi bien pu t’affecter à la rédaction de nos contes, tu sembles très douée ! Fais quand même attention : parfois, à trop vouloir faire le bien, à révéler des vérités qui n’en sont pas, on fait courir beaucoup de risques à beaucoup de monde. Y compris aux gens qu’on aime ! C’est si facile de perdre ceux auxquels on tient le plus… Avec le temps, tu apprendras cela. Bonne journée, Lumi. »

Il partit à grandes enjambées en direction du cabinet médical, me laissant seule avec mes pensées. Pas pour longtemps, heureusement, car mon ami Perkinsus, les yeux encore gonflés de sommeil, s’installa face à moi et choqua sa tasse de thé contre la mienne. Le soleil était enfin levé, la journée pouvait commencer.