Chapitre LI (2/2)
- Suni, repris-je, que s’est-il passé ? Et que fais-tu ici ?
- Eh bien, Père m’a dit qu’il avait eu de tes nouvelles et que tu allais bien. Il n’a rien voulu me dire de plus, mais j’ai insisté, insisté… Alors il a fini par avouer que tu lui avais envoyé une lettre, par l’intermédiaire des Lointains qui jouaient en ville ces jours-ci, mais qu'il avait brûlé la lettre… J’ai pensé que les Lointains pourraient peut-être m’en dire un peu plus, alors je me suis sauvée en passant par les cuisines.
- Mais, Suni, tu es folle !
- Oh, ce n’était pas la première fois !
- Encore mieux…
- Bref, je suis descendue sur le port, j’ai trouvé le bateau, mais je n’ai pas pu monter à bord, parce la passerelle était relevée. Alors j’ai cherché un autre accès, et je me suis dit qu’il y avait peut-être moyen d’escalader la coque, en passant de l’autre côté. Alors j’ai pris une petite barque qui était amarrée un peu plus loin, mais la godille était si lourde que juste avant d’arriver au niveau du bateau, j’ai perdu l’équilibre et je suis tombée à l’eau. J’ai crié, et un jeune homme est tombé du ciel pour me rattraper et me ramener sur la rive.
- Mais enfin, Suni, à quoi as-tu songé ? Tu aurais pu te noyer, et si Orcinus n’avait pas été là…
- En tout cas, c’est le plus beau garçon que j’aie vu de toute ma vie !
- Euh…
- C’est ton nouveau mari ?
- Mais non, Suni, voyons…
- Alors je me marierai avec lui. Père dit qu’il faut que je trouve un bon époux. Je ne veux pas d’un vieux barbon ! Mais un beau Lointain, pourquoi pas…
- Suni, vraiment, tu as failli mourir et tu ne trouves rien de mieux à faire que de regarder les garçons ?
- Pas les garçons, juste celui-là.
- Tsss… Tu n’as pas changé, finalement !
(Elle me gratifia d'une grimace aussi affreuse que délicieuse qui me ramena brutalement sept ou huit en arrière, quand elle n’était qu’une toute petite fille. Alors je cessai de la gronder pour l’embrasser de tout mon cœur sur sa joue refroidie par l’eau de la rivière, et nous éclatâmes de rire dans une synchronisation parfaite. Orcinus réapparut alors, habillé de sec mais les cheveux encore tout collés par l’humidité, avec deux énormes couvertures à la main. Il enroula la première autour de mes épaules puis posa la seconde sur les jambes tremblantes de Suni.)
- Orci, souris-je, tu tombes bien ! Ma soeur était en train de me demander ta main.
- Pardon ?
- Je disais, reprit Suni avec un aplomb aussi innocent que sidérant, que vous étiez le plus beau garçon du monde et que puisque mon père veut me marier, j’aimerais que ce soit avec vous.
(Orcinus ouvrit des yeux grands comme tous les océans.)
- Merci, bégaya-t-il un peu, mais je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
- Et pourquoi pas ? s’enquit la petite.
- Suni, ça suffit comme ça, intervins-je. On ne dit pas des choses pareilles ! Du moins, quand on est une jeune fille de Champarfait et qu’on est bien élevée.
- Je ne suis pas bien élevée ! Père me le répète assez souvent…
(Orcinus sourit en silence, me dit à l’oreille de le retrouver plus tard et s’éloigna de son pas élastique et régulier de funambule.)
- Et puis d’abord, Orcinus que tu trouves si beau, c’est mon amoureux à moi… Alors sois sérieuse une minute, Suni. Je suis contente de te voir, mais tu as failli te noyer ! Et surtout, tu ne peux pas rester à bord. Personne ne doit savoir que je vis ici, ma chérie. Si Rotu me retrouve…
- Je t’avais dit depuis le début que Rotu était très méchant !
- Oui… C’est vrai, tu avais raison et tu me l’avais dit.
- …
- Suni, tu me promets de ne dire à personne que tu m’as vue sur ce bateau ?
- Croix de bois, croix de fer ! Mais tu es sûre que je ne peux pas rester avec les Lointains, moi aussi ? Père s’est mis en tête de me marier, mais je n’en ai aucune envie ! Je préfère jouer à chat avec les marmitons et courir dans les rues avec le fils du palefrenier.
- Je comprends, Suni. Mais je suis sûre que Père te choisira un bon époux. N’oublie pas qu’il n’a pas choisi de me marier à Rotu ! Il n’y est pour rien… Toi, en revanche, tu seras heureuse, comme Ruti. Mais en attendant, si tu restes ici, tout le monde saura que je vis à bord. Et Rotu viendra me chercher pour me punir.
- …
- Suni, je t’en prie…
- …
- En plus, tu serais malheureuse parmi les Lointains. Ils ne mangent que du poisson, des légumes et des crustacés, mais jamais de gâteaux ni de sucreries !
- Jamais ?
- Jamais. »
J’avais trouvé l’argument ultime pour la convaincre… Une fois réchauffée, elle me fit un câlin gigantesque puis retourna au château tandis que je rejoignais Orcinus sur sa paillasse pour me blottir tout contre lui.
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