Un nouveau Néant
Je suis un tueur de temps. Chaque instant qui passe à ma portée est aussitôt attrapé, essoré, étranglé, vidé de toutes les possibilités qu'il contient. Alors évidemment, la plupart des instants sont pauvres en possibilités, mais qu'un seul en regorge et je m'y abreuve jusqu'à en tarir la source.
Autant le dire tout de suite, je n'ai aucun problème à me gaver autant que je peux de chaque instant. Car s'il y a bien une certitude dans ce monde, c'est qu'il y aura toujours un instant après l'instant présent. Le monde ne tombera jamais en rupture de stock ni d'instants, ni de possibilités.
Alors je m'accroche à tous ceux qui passent, tel un laborieux chasseur de papillons courant sur les trottoirs. Mais c'est un effort constant de garder le filet à lépidoptères perpétuellement en l'air, dans l’espoir d'attraper un nouveau spécimen. C'est une lutte de tous les jours. A tel point que je ne me souviens trop plus si je lutte gréco-romaine ou si je lutte des classes.
Attention, nouvel instant, au moins deux possibilités !
L’instant est passée très près de ma tête encore une fois. Je sens les turbulences déplacer quelques mèches vagabondes. Je suis fatigué de lutter et pourtant je m'obstine. Tant de fois j'ai marché juste à côté du précipice, la semelle battant la poussière, la poussière tombant dans le néant.
J'y ai jeté tellement de regards.
On s'imagine que le néant est vide. J’y vois des infinités de potentialités échouées que la marée du temps s'occupe à recycler. Je me sens comme ce vétéran chanté par la secte de l'huître bleue : j'ai passé trop de temps à écouter les vents des limbes rugir. Qu'on appelle Moorcock ou Lovecraft, qu'ils demandent à Elric ou Ctulhu de passer me dire bonjour. Nous aurions tant à nous raconter.
Parler de l’insignifiance des êtres humains devant les rouages majestueux de l’univers, de monstres qui dépassent tellement la raison qu’ils égarent la pensée, de montagnes folles et d’épées sanguinaires. Tant de sujets à aborder.
Ou alors qu’on appelle la Marlène aux noirs désirs, que je m'accroche en haut de ses bas et que je m'endorme pendant qu'elle me traine. Clope entre les doigts et l’incendie au bout ; qui éclaire comme la lumière au bout du tunnel.
Mais je ne suis ni soldat ni vétéran. Ce sont de trop nobles situations pour décrire ce que je suis. Je ne suis qu’un guerrier. Un opiniâtre du quotidien, un ramasseur. La mule est mon signe zodiacal et l’âne mon ascendant. Quand le Soleil et la Lune passent dans ma maison, les murs tremblent, le toit s’effrite mais les fondations tiennent. Le plan des travaux en attendant le prochain passage ? Ne me faites pas rire !
Les guerres psychiques sont mon combat ordinaire, par opposition aux guerres physiques. Quel psychodrame, pas le temps pour penser à autre chose. De ma tour-forteresse je guette le temps qui passe. Pour chaque nouvel heureux événement je n'ai à offrir que des roses cueillies dans le désert des Tartares ; qui attendent Godot. Si seulement je pouvais transformer tous mes doutes en bûches, cela ferait soit un noël bien écœurant soit un putain de bûcher. Mais ça changerait.
J’ai face à moi une éternelle ardoise magique. Des dunes de sable à l’infini que chaque tempête replace. Un monde en mouvement constant, chaque fois différent et qui pourtant semble constamment identique. Si je savais lire dans les dunes, qu’y trouverais-je ? Tous les possibles enfin décrits ? L’ADN de l’univers ? Des physiciens à Borges, de Hawking aux informaticiens, tous s’accordent à dire que le monde est tout entier décrit devant nous. De la bibliothèque de Babel (1) au carré de 256 pixels (2), tout indique que l’infini peut être quantifié, logiquement.
L’infini est-il bien contenu dans un nombre fini ? Et si il l’est, lequel ? Ou bien l’infini n’est-il infini que parce que nous ne savons quel nombre fini lui attribuer ? Oui, je sais ! Je m’emmerde profond en haut de ma tour. Tout ça parce que je n’arrive pas à comprendre les messages inscrits dans les dunes.
Alors je m’occupe autrement. Merci aux influences multiples des gens uniques. Merci aux livres de faire chanter mon âme et aux chansons de livrer mes secrets. Merci au jazz d'associer des phrases qui n'ont rien à voir et aux yeux de voir l'au-delà des lettres.
Que Mallarmé et Calvo me pardonnent, j'ai volé le pénultième. Ce n'était pas à dessein. Ma poésie est faible et je n'ai jamais su dessiner. J'ai simplement trouvé le ptyx entre mes doigts et mon clavier et je remplis l'écran d'une de ses possibilités.
Écriture automatique, digression des corps, esprit qui fuit sans cesse en avant. Monde fluctuant de poésie barbare sans jamais s'arrêter car toujours en retard. Qu'y a-t-il au fond du miroir ? Et de toutes façons, que reste-t-il de réel lorsque même les nuages qui s'amoncellent ne sont que des déjections d'usine ? Des rubans de déprime qui s’enroulent autour de cubes grisâtres, sous un ciel monotone. Je vois tout dans mes dunes, même vos cauchemars. Que reste-t-il à se dire lorsque tout ce qui nous fait rire n'est qu'un substrat du sublime ?
Je suis un tueur de temps. J'extrais les instants du Néant et donne chair aux possibles et aux inimaginables. Sans surprise la folie tousse, la guerre s'énerve et je les maintiens à bras le corps. Je suis l'ancien et le temps me tue.
PS :
(1) Toutes les histoires peuvent être écrites dans un nombre infini de livres de 410 pages. Pourtant, imaginons pour simplifier que chaque page comporte 40 lignes, que chaque ligne comporte 80 caractères et qu’il existe 25 caractères différents. Le nombre de livres distincts est donc : 25(410x40x80) ce qui revient à environ 2 avec 1 834 097 zéros derrière. C’est certes un nombre astronomique, ça n’en reste pas moins un nombre fini. Donc l’infini des histoires de 410 pages peuvent être écrites dans un nombre fini de livres. L’infini est-il donc égal à 1,956 x 101834097 ?
(2) A moins que l’infini ne soit égal à 25665536. Si vous prenez un carré de 256 pixels de côté. Votre carré est donc constitué de 256x256 = 65536 pixels. Comme chaque pixel peut prendre l’un des 256 tons de gris, il y a donc un total de 25665536. Et comme pour la bibliothèque, dans cette image tout est contenu. Du monochrome blanc au monochrome noir en passant par la photo de votre naissance, celle de la mort des dinosaures, une reproduction de la Joconde et même des évènements qui ne sont jamais arrivés. Puisque tout peut être mis en image, cela veut dire que dans ce petit carré de 256 pixels de côté, toutes les images peuvent être représentées dans l’une des 25665536 possibilités.
Annotations
Versions