Nouvelle courte

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Promenade en forêt

Un implacable soleil estival, déjà haut dans le ciel, marquait de son empreinte lumineuse et étouffante toute la verdoyante vallée. Celle-ci, bordée par des collines à l'est et à l'ouest, aboutissait à une montagne trapue au pied de laquelle s'étalait une dense futaie. Sur le chemin reliant un petit hameau à la forêt, deux personnes avançaient.

Suivant à un rythme soutenu la jeune fille vêtue de blanc qui le précédait sur la route poussiéreuse, Yvens s'émerveillait d'un rien, laissant ses sens s'imprégner de son environnement direct. La lisière était toute proche, et aux champs laissés ras par la récente moisson allaient succéder bientôt les massifs chênes centenaires. Les senteurs chaudes et fruitées du blé coupé flottaient dans l'air épais, et des vols de moineaux s'éparpillaient de-ci de-là pour picorer les quelques grains laissés à terre.

S'efforçant de ne pas se laisser trop distancer, le jeune homme mastiquait machinalement la touffe d'herbes séchées qu'Elayne lui avait ordonné de prendre un instant plus tôt. L'odeur lui avait été familière sur le coup, néanmoins il ne parvenait pas à reconnaître le goût âcre qui lui emplissait la bouche depuis un bon moment, malgré tous ses efforts en ce sens.

Sa compagne se retournait de temps à autre, mais son joli minois n'affichait comme expression qu'un air de frayeur et d'urgence. Sans doute craignait-elle l'ire de ses parents, s'ils venaient à prendre connaissance de leur escapade. Mais ne venaient-ils pourtant pas de se marier ? La veille, après des mois d'attente discrète et d'espoirs tenaces. Yvens n'avait pourtant aucun souvenir de leur nuit de noce, seulement de la fête qui avait réuni tout le village. Ponctuée d'une rixe, car il se rappelait vaguement de coups échangés, de cris de douleur. Cette légère amnésie était-elle due à la cervoise dont il avait usé et abusé ?

Il interrompit ces réflexions futiles tandis qu'il s'avançait sur le pont de pierre surplombant la rivière. Celle-ci avait récemment connu une crue, et ses flots tumultueux éclaboussaient les larges pierres plates où les ménagères avaient l'habitude de laver leur linge chaque matin. Cette contemplation éveilla en Yvens une concupiscence charnelle, presque animale : toutes les fibres de son corps échaudé désiraient se baigner dans ces eaux si fraîches, et il hésita un moment à leur obéir avant de finalement reprendre sa marche dans le seul but de ne pas se laisser distancer par sa tendre épouse.

Ils parvinrent à un embranchement : la grand-route continuait légèrement sur leur gauche, longeant les bois qu'un étroit sentier traversait. Yvens se tourna vers le lointain village, d'où s'échappaient d'épaisses colonnes de fumée. Les cheminées tiraient fort pour une journée pourtant caniculaire. Ou alors était-ce autre chose ? Elayne n'hésita pas un seul instant, s'engouffrant sans attendre à l'intérieur de la sylve. Après avoir fait quelques pas, elle lui lança un regard qu'il ne parvint à bien déchiffrer, et adopta une cadence plus soutenue. Enveloppé dans une certaine torpeur, sans doute due à une température fort élevée même pour la saison, le front dégoulinant d'une sueur aussi poisseuse que le sang, il peinait visiblement à suivre le rythme imposé, en conséquence de quoi sa guide l'attendit et lui prit la main autant pour l'aider que pour le faire accélérer.

Vint un moment où l'âcreté de l'herbe mastiquée lui fut si déplaisante qu'il ressentit le besoin d'en laver son gosier. La rivière étant toute proche, il se dégagea de l'emprise de la main moite et quitta le chemin pour la rejoindre, coupant maladroitement à travers les broussailles.

Il s'agenouilla sur la rive et se pencha vers l'eau glacée, lava sa bouche engourdie et son visage échaudé par la longue marche. Puis il s'arrêta entre deux gorgées, surpris par la face rougeaude et grimaçante qu'il apercevait au fond de l'onde limpide. Il n'était pas sans savoir que la Vieille Forêt était coutumière de ce genre d'apparition, les elfes y étant particulièrement présents et farceurs, mais en trouver un face à lui était une grande première.

Une main se posa subitement sur son épaule, et il fit volte-face. Elayne – sa femme désormais ! - le fixait d'un air implorant et excédé, et lui assénait des mots qu'il ne parvenait à bien comprendre. Il remarqua que sa robe avait souffert lors de la traversée des ronces, qu'elle était désormais déchirée en sa partie inférieure et ... tachée de rouge ? Elle tira de sa bourse une autre poignée d'herbes, et la lui fourra dans la bouche sans lui demander son avis. La tête encore ruisselante, il haussa les épaules et suivit la demoiselle qui déjà reprenait la route.

A l'eau de la rivière se mêla rapidement une épaisse sueur, qu'il voulut éponger à l'aide de son surcot. S'apercevant de ses difficultés, sa compagne lui tendit un blanc mouchoir qu'il porta à son front humide et, après s'en être copieusement servi, il fourra le bout de tissu rose dans le pli de son ceinturon. Quelques instants plus tard, ils quittèrent le sentier, traversèrent une clairière, et s'arrêtèrent devant les ruines d'un temple. Elle lui fit signe de patienter et s'engouffra dans le bâtiment après avoir prudemment passé la tête par l'entrée.

Yvens en profita pour s'asseoir, un brin hébété. Sa tête lui commençait franchement à lui tourner, sous cette terrible chaleur. Et il avait la trouble impression de ne pas totalement saisir la situation, notamment la raison de leur présence en ces lieux d'habitude évités. Demeure de la rebouteuse, redoutée par les villageois qui ne crachaient cependant pas sur les soins qu'elle prodiguait avec talent et magie, il ne s'y était rendu qu'à deux reprises, pour accompagner un compagnon gravement blessé et apaiser ses propres souffrances suite à la ruade d'un cheval hargneux. D'ailleurs ... les herbes mâchonnées lors de sa promenade étaient les mêmes que celles fournies par la guérisseuse pour calmer sa douleur d'alors, et il se souvenait par bribes de l'état extatique dans lequel elles l'avaient plongé. Certains en faisaient même l'ignoble commerce, répondant aux besoins des pauvres diables qui ne pouvaient plus s'en passer, naviguant nuit et jour dans un rêve factice et hurlant de douleur dès qu'ils en sortaient.

Le jeune homme essouflé s'allongea tout à fait, et, malgré la chaleur du soleil, l'herbe lui parut humide sous sa tête. Ses paupières alourdies se fermèrent lentement, remplaçant le bleu du ciel et le vert des feuillages par la lueur rosée du soleil à travers la fine barrière de peau protégeant ses yeux. Il sentait la terre amollie par les récents orages sous son corps en sueur, et les brins d'herbe chatouillaient ses membres endoloris. Quelques mouches vinrent virevolter autour de lui, certaines se posant sur son visage, et il ne trouva pas nécessaire de les chasser. Nageant dans une torpeur presque euphorique, il abandonna toute pensée pour se laisser aller dans un pur moment d'abandon. Et bientôt les sensations s'estompèrent, comme envolées par la légère brise qui soufflait. Il n'eût que le temps de percevoir de proches éclats de voix, avant de sombrer tout à fait.

Un terrible cauchemar l'envahit alors, si tangible qu'il paraissait souvenir. Une grande fête interrompue par l'arrivée d'une troupe lourdement armée, hommes et femmes massacrés tandis que leurs enfants gémissaient tout en se faisant entraîner dans une grande salle, de laquelle montèrent d'immenses flammes. Sa lutte avec un adversaire barbu, sa victoire nuancée d'un douloureux coup de gourdin sur son crâne. Puis sa fuite à travers les maisons dévastées par l'incendie, avec sa jeune épouse. Leur cachette dans les buissons, tandis qu'ils attendaient le départ des pillards meurtriers. Et le sang qui coulait de sa blessure, sa vie qui s'enfuyait peu à peu ... Non, c'était plus qu'un simple rêve.

Les images devinrent floues, puis disparurent tout à fait. Secoué par une poigne puissante, Yvens parvint presque à s'extraire de sa fange comateuse. Mais il était trop tard : Elayne et la rebouteuse tentèrent en vain de lui administrer quelques soins tardifs, des larmes de désespoir se mirent à couler sur les joues de la première avant qu'elle ne s'écroule dans l'herbe comme un pantin dont on a coupé les fils.

Au cœur de la forêt, au pied des ruines d'un vieux temple, un jeune homme reposait auréolé d'écarlate, un sourire tranquille sur le visage. Une jeune fille sanglotait, sa belle robe blanche maculée de sang. Une vieille femme grimaçait, les bras ballants. Et non loin de la forêt brûlait un village jonché de cadavres, à demi réduit en cendres sous l'ardent soleil estival.

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