I. L'avènement
« Le Prophète Talhasu est le Messie du roi des Dieux et de Sa reine et ennemie. Cet élu portera la voix de nos Bienfaiteurs et déterminera l'issue de la guerre fratricide que notre bien aimée planète subit encore à ce jour. Le Talhasu ne sera point un homme, ni une femme, ni un enfant, mais sera le rejeton des Dieux, non natif de nos terres brûlantes ou algides. Le Talhasu sera porteur de messages de paix, et viendra l'avènement de l'Ère des Dieux, où Shâter et Opôdim couvriront d'or chaque fils et chaque fille de Mohoraq ! »
Extrait de L'Arrivée du Prophète Talhasu, par le Grand Prêtre Junî.
La clameur qui montait du marché d'Akerid s'élevait dans l'air épais de midi. Les cris des vendeurs d'eau, des marchands de poteries et des colporteurs de bétail résonnaient dans les étroites rues sablonneuses. Les grandes toiles blanches, vertes et bleues tendues entre les toits des maisons projetaient leurs ombres colorées sur les pavés dévorés par la poussière, et empêchaient les rayons néfastes des soleils de brûler la peau des habitants. Les femmes allaient et venaient, drappées dans leurs tissus bruns et difformes, panier sous le bras ou posé sur leur tête. Les enfants jouaient avec des billes d'argiles dans l'angle d'une bâtisse, les hommes s'épongeaient le front avant de crier pour attirer les yeux sur leurs marchandises. Il régnait une atmosphère à la fois joviale et tendue, la chaleur grandissante étourdissant les personnes de sortie dans les ruelles. La fontaine principale ne laissait s'échapper qu'un maigre filet d'eau, et quelques personnes s'arrêtaient parfois pour y boire, la bouche collée au tuyau. Quelques mendiants quémandaient un lobîm ou deux aux passants, ou jouaient avec de vieilles cartes sur le perron d'une porte. Mais ils évitaient de parler, la bouche déjà pâteuse alors que l'après-midi n'était pas encore arrivée. Les seuls qui osaient crier avaient sans aucun doute beaucoup d'eau à leur disposition.
Habillé d'une tunique couleur poussière réhaussée d'une ceinture usée, coiffé d'un turban de même couleur, Ontis marchait lui aussi dans Akerid, car son logis insalubre et à l'air étouffant l'accablait. Il longeait les facades des maisons, restant dans leur ombre préservatrice. Ses sandales s'enfonçaient dans les sables de la dernière tempête qui couvraient la chaussée, et leur contact frais était presque délicieux. La clameur du marché l'attirait vers les étals, parfois presque vides, parfois remplis, mais dont les prix dissuadaient plus d'un. Ontis avait dissimulé sa bourse sous sa robe brune, espérant ne pas attirer l'oeil de voleurs ou de pauvres qui, profitant d'un excès de zèle, le dépouillerait de ses lobîms.
Son regard parcourut le plateau d'un vendeur d'épices, leurs odeurs fortes et piquantes lui montèrent à la tête, mais il se détourna. Ce marchand devait être nouveau dans la région, car personne à Akerid n'avait le luxe de s'offrir un sachet de safran ocre ou de kadera, cette poudre violette provenant des contrées plus tempérées.
Sur son passage, nombreuses étaient les personnes qui cessaient de parler, qui le toisaient avec interrogation, méfiance. Il était bien facile de voir les différences notables entre les natifs de l'hémisphère Sud et de ceux du Nord, et Ontis ne faisait pas exception à la règle : peau plus pâle, yeux plus ouverts et d'un bleu cristallin, grandes mains et épaules larges. Souvent l'avait-on appelé « méhdou », étranger en chiki, le dialecte des habitants de l'hémisphère Sud. Souvent avait-on cru qu'il s'agissait d'un ennemi venu des terres de Glace, un danger pour leur peuple. En vérité, Ontis ne sortait que peu souvent du taudis où il vivait depuis des années, et seuls ses voisins pouvaient affirmer qu'il avait grandi dans la région. Le jeune homme s'efforçait donc d'ignorer ces yeux noirs et scrutateurs qui le dévoraient à chacune de ses sorties en ville.
Mais au lieu de poursuivre sa route vers l'autre côté du marché comme à son habitude, un homme retint l'attention d'Ontis. Il était entièrement voilé de tissus couleur terre abîmés, même son crâne, qui ne dévoilait aucun de ses cheveux — pour peu qu'il en eût. Ses yeux étaient la seule partie de son corps visible, et le jeune homme, même à cette distance, aperçut la couleur de leurs iris : verte. C'était une teinte si inhabituelle dans l'hémisphère Sud qu'elle retint son attention. L'homme masqué le dévisagea pendant une poignée de secondes avant de s'éloigner pour disparaître, au coin d'une rue. Ontis se précipita à sa suite, éveillant quelques protestations de la part des passants qu'il bousculait, mais, arrivé à l'endroit où il se tenait quelques instants plus tôt, l'homme aux yeux verts avait disparu.
Un cri s'éleva soudain de la place du marché. Trois hyanés, des sortes de fauves tachetés géants à la crinière abondante, déboulèrent de la rue principale, montées par deux soldats en armure noire et brune, et la dernière par un messager royal, à en juger par son uniforme brillant dissimulé sous une toile brune. Sa monture prit la tête du convoi et s'arrêta devant la fontaine de stuc, avec un glapissement rauque. Le messager se racla la gorge, déroula un parchemin accroché à sa ceinture et lut :
« Sa Majesté Tisgarî Monetep et ses Grands Prêtres portent un message à l'ensemble de la civilisation de l'hémisphère Sud. En ces temps de guerre, les Dieux ont envoyé un message aux prophètes royaux. Celui qui, dans la légende, est nommé Prophète Talhasu, est arrivé sur Mohoraq ! L'élu de Shâter et d'Opôdim habite notre noble planète ! Que le message soit divulgué, que l'on répande la nouvelle ! Le Prophète Talhasu est arrivé ! »
S'ensuit à cette foudroyante déclaration des cris de joie et des murmures excités, les femmes levaient leurs bras vers le ciel en bénissant le roi et la reine des Dieux, les hommes frappaient dans leurs mains tandis que leurs enfants couraient partout, criant tour à tour « Le Talhasu est arrivé ! ». Les trois hyanés se cabrèrent et, d'un même geste, firent volte-face, et détalèrent en direction de la sortie de la ville.
Ontis, lui, était songeur. Comme tous les enfants de Mohoraq, il avait entendu parler de la légende du Prophète Talhasu, un élu des Dieux qui, en temps de guerre, ferait son apparition sur le Dernier Monde et rétablirait l'ordre et la paix. Son arrivée signifierait également le début de l'Ère des Dieux, temps ou le couple divin serait maître de Mohoraq et que tous les fidèles et natifs de la planète seraient riches et prospères. Cette ère sonnerait également la fin de tout conflit. Presque tous les habitants de toutes les cités du Dernier Monde attendaient, génération après génération, l'accomplissement de la légende. Tous ceux qui habitaient des villes miséreuses comme Akerid espéraient voir l'arrivée du Prophète Talhasu. La fin de leur calvaire. Ontis avait été bercé par ces légendes de nouvelle ère des dieux, de rétablissement de la paix. Puis son père avait été tué par un soldat de l'hémisphère Nord. Puis sa mère avait été enlevée et massacrée par des bandits, à cause de ses cheveux d'or et de ses yeux bleus. Une méhdou, pour tous. Ma mère était bien plus attachée à l'hémisphère Sud que ces brigands ! avait souvent songé le jeune homme. Il avait oublié la prophétie. Il avait songé, comme certains, qu'il ne s'agissait plus d'une réalité, que ce n'était qu'un rêve utopiste pour faire croire aux habitants de Mohoraq que la guerre allait un jour cesser.
Et voici que venait l'arrivée du Talhasu.
Un instant, alors qu'une soudaine bourrasque de vent emportait un nuage de sable sur le marché, les yeux d'Ontis papillonnèrent et deux éclats vert émeraude s'allumèrent dans son esprit. Il repensa à la personne voilée qu'il avait vu disparaître, juste avant l'arrivée du messager. Qui était-elle ? Pourquoi m'a-t-elle fixée avec autant d'intensité ? Voulait-elle que je la suive ? se questionnait-il en marchant, en direction de son logis. Il traversa la ruelle, profitant de l'ombre une nouvelle fois, le sable qui s'égrène entre ses orteils... Il crut entendre un son métallique derrière-lui, et se retourna vivement. La rue était vide, mais il aurait juré avoir entendu...
Et un objet lourd s'abattit avec force derrière son crâne, le plongeant dans le noir le plus total.
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