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Sarah avait rejoint John Lewis Doodley plus loin dans le parc. Il se tenait un peu à l’écart, sous l’un des plus beaux arbres.

— Et bien, jolie demoiselle, vous m’avez fait languir… Alors, si nous revenions à notre conversation ?

Sarah l’observait. Élancé, presque fluet avec ses joues trop creuses, il avait le teint pâle, presque transparent à la lumière de la lune, pleine ce soir-là. Ses yeux étaient noirs et perçants, son âge indéfinissable. Elle était surprise par sa connaissance et son expérience de la peinture, lui qui se posait en simple amateur et mécène. Ils avaient déjà abordés des sujets techniques sur lesquels il trouvait souvent des choses pertinentes à dire. À vrai dire, ses sentiments à son égard étaient mitigés : il inspirait du respect et, curieusement, un peu de crainte aussi, songeait-elle. Elle qui aimait parfois jouer un peu de son charme ne se voyait absolument pas flirter avec cet étrange homme. Il avait quelque chose d’envoûtant lorsqu’il parlait de peinture mais laissait totalement indifférent dans d’autres circonstances.

Leur discussion avait dérivée vers les qualités des artistes et des conditions offertes par le mécénat. Il est vrai que de ce côté-là, la jeune femme avait plutôt été chanceuse et n’avait jamais eu à se préoccuper d’éventuels problèmes financiers. Hors feu monsieur Mott Baker, elle avait eu plusieurs mécènes ponctuels, quelques commandes, et deux participations à des expositions où plusieurs de ses toiles avaient été vendues.

Cela lui rappela sa première toile vendue grâce aux bons soins de Jean-Léon Gérôme, qui l’avait encouragé à peindre un tableau en très grand format alors qu’elle préférait les tableaux plus petits pour satisfaire son envie de minutie. John Lewis Doodley avait eu l’occasion d’en voir une reproduction et l’avait trouvé intéressante mais pas aussi aboutie que les autres œuvres qu’elle avait pu présenter à Boston. Pour lui, c’était à cause du temps nécessaire pour arriver au même souci du détail sur une surface aussi importante.

— Du temps, voilà ce qui est l’essentiel. Un artiste n’est rien sans le travail, il faut qu’il y passe des nuits entières.

« Et des jours, pour le soleil et les couleurs chatoyantes. » avait-elle rajouté pour elle-même, en peintre orientaliste amoureuse de la luminosité des pays méditerranéens.

— Le temps est ce qui vous permet de perfectionner votre art, de le parfaire en toute tranquillité. Ce qu’il faut à un artiste de talent, c’est l’éternité…

Il avait prononcé ce dernier mot sur un ton bizarre. Ils avaient marché tout en parlant et s’étaient éloignés de la maison chaleureuse et lumineuse pour rejoindre le fond du parc. Ils y étaient à l’abri des regards, juste sous la lumière de la lune. Sarah y songea soudain avec inquiétude. Pourtant, ce n’était pas la première fois qu’elle le rencontrait dans les soirées mondaines de la ville, et elle avait déjà eu l’occasion de bavarder avec lui sans ressentir cet étrange sentiment de danger imminent. Elle s’arrêta de marcher et se tourna vers John Lewis Doodley. Les yeux de ce dernier brillaient intensément.

— L’éternité pour parfaire votre art…

Ses paroles claquaient presque dans la nuit. Ses yeux hypnotisaient Sarah.

— … voilà ce que je voudrais vous offrir…

Sarah vit avec effroi ses canines s’allonger doucement, s’aiguiser comme deux petites lames de rasoir. Son regard devenait plus perçant, fixant la jugulaire de la jeune femme où le sang, à cause de la peur qui s’était emparée de tout son être, battait de plus belle. Elle n’arrivait pourtant pas à bouger, ni à se dégager de ce regard impérieux où se mêlaient le désir et un éclat surnaturel.

— … l’éternité pour vous, ce soir, ma douce, belle et talentueuse Sarah Wortley Montagu.

Elle n’hurla même pas lorsqu’il enfonça ses dents dans son cou. Elle fût secouée d’un immense tremblement pendant que jaillissait son sang chaud dans la bouche de John Lewis Doodley, mais aussi d’un plaisir violent comme elle n’avait jamais ressenti. C’était à la fois diabolique et divin. Son esprit bascula, elle ne se sentait plus, ne voyait plus, ne cherchait même plus à comprendre ce qui se passait. Elle s’offrait tout entière à ce baiser vorace sentant la chaleur de son corps la quitter peu à peu… Elle sombra. Elle sentit pourtant encore, alors qu’elle croyait mourir, un liquide chaud et âpre couler dans sa bouche et sa gorge. Ce fut douloureux, son ventre la brûlait. Pourtant, elle referma les lèvres et aspira. Elle avait l’impression que malgré le dégoût et la douleur, les forces et la vie lui revenaient avec cet étrange breuvage. Elle entendit une voix lointaine, déformée par son esprit embrumé.

— Doucement ma fille, ne soit pas si vorace… Je t’offre un peu de moi ce soir, pour te faire le plus beau cadeau que je pouvais te faire : l’éternité. Je t’apprendrai tout ce que tu es, tout ce que cela signifie, tout ce que je t’offre en échange de ta vie humaine. Tu es une fille de la nuit dorénavant, ma propre fille aussi puisque je t’ai offert le don de l’immortalité par mon sang. Écoute bien l’histoire que je vais te conter, car c’est la tienne maintenant…

Sarah ne comprenait pas ce que cette voix lui disait mais les paroles s’imprégnaient dans son cerveau malgré elle. Dans un état de demi-conscience, Sarah entendait ce qui lui semblait être un flot de paroles. Il était question de nuit, de sang, d’éducation, de nourriture différente. Elle comprenait qu’ils étaient nombreux comme elle, tant sur l’Ancien que le Nouveau Continent, mais que tous se cachaient des humains – n’était-elle donc plus humaine ? Il est vrai qu’elle avait cru mourir ce soir. Il expliquait que certains étaient mauvais et cruels et qu’il faudrait qu’elle se méfie de ses congénères. Et surtout, qu’elle allait enfin pouvoir peindre tout son saoul, toutes les nuits durant sans se soucier du temps qui passe et du vieillissement de ses yeux et de sa main qui tenait le pinceau. Il lui avait offert non seulement l’éternité mais aussi l’immortalité, la « figeant » physiquement telle qu’elle paraissait ce soir : elle serait éternellement jeune, belle et talentueuse. Mieux, elle pourrait ressentir encore mieux les choses et les gens car ses facultés s’en trouveraient aiguisées. John Lewis Doodley tentait de la rassurer, lui expliquant qu’elle n’avait rien à craindre, qu’il serait à ses côtés comme un père attentif pour répondre à toutes les questions qu’elle pourrait se poser. Il se voulait apaisant, comme pour se protéger d’un éventuel état de panique lorsqu’elle serait de nouveau pleinement consciente.

Un mot pourtant la fit réagir intérieurement, comme un long frisson qui n’en finissait pas de lui traverser l’échine.

« Vampire. »

Ce mot-là résonnait dans son esprit, cognait contre toutes les parois de sa tête. Elle le trouvait plus inquiétant que tous les autres. Car il était la clef de l’étrangeté de cette chaude soirée de l’année 1888.

— Vampire tu es, vampire tu demeureras. Je t’apprendrai ce que tu dois savoir pour survivre et vivre dans cette nouvelle condition. Tu devras cacher ton état, te faire oublier, te soustraire définitivement aux regards de tes proches. Tu devras apprendre à te nourrir discrètement. Et surtout, te méfier de tout ce qui est fatal à notre immortalité, à commencer par le plus important : les vampires vivent la nuit, uniquement la nuit, car le soleil les tue.

Sarah avait bondit, reprenant soudainement ses esprits. « Ne plus voir le soleil ? Le fuir comme la peste ? Nooooooooonnnnn ! » Elle avait hurlé en elle-même. Elle se leva, titubante. Elle tentait de regarder ce monstre qui l’avait privé ce soir de l’essence même de sa peinture, de son travail, de ses longues heures passées avec ses crayons et ses pinceaux : le soleil, sa lumière, sa chaleur, ses couleurs.

Tout s’accélérait dans son esprit. L’orientalisme était devenu, plus qu’une passion héritée de son aïeule, une véritable raison de vivre. Lors de ce voyage de 1880, son cœur et son âme avaient basculé et plus rien ne comptait dorénavant à part retranscrire les fabuleuses sensations qu’elle avait éprouvées dans les pays chauds. Lorsque pour la première foison pied s’était enfoncé dans le sable brûlant de soleil, lorsqu’elle avait levé les yeux vers le ciel flamboyant, lorsqu’elle avait passé des heures à écouter les histoires berbères, kabyles, touaregs nomades, arabes, et bien d’autres encore. Lorsqu’elle avait dessiné jusqu’à en avoir mal aux doigts et au poignet, lorsqu’elle avait été émerveillée comme une petite fille par les étalages bariolés d’objets, de tissus, de tapis dans les souks – sans parler des odeurs d’épices. Lorsqu’elle avait appris ses premiers mots d’arabes, enfin, grâce à tout cela, elle était tombée amoureuse de ces pays, de ces gens, de ces images, de cette lumière. Et aujourd’hui, tout cela lui était ôté, comme un aveuglement soudain et cruel ? Non, ce n’était pas possible, c’était un cauchemar. Oui, un cauchemar. Elle s’était sans doute endormie avec sa douce et chère Florence dans le petit salon, et avait rêvé tout cela. Oui, c’est cela, elle était en train de dormir et allait sans doute se réveille. Elle en était persuadée.

Et pourtant. L’homme – le vampire ? – était toujours là devant elle. Il la regardait fixement, guettant ses réactions. La brume devant ses yeux se dissipait, ses jambes la portaient un peu mieux et elle trouva la force de parler.

— Dites-moi que je vais me réveiller et que tout ceci n’est qu’un cauchemar. Qu’au petit matin je verrai le soleil se lever…

— Non, répondit-il calmement.

Sarah le regardait dans les yeux, presque haineusement. Elle sentait intuitivement qu’il disait vrai. Son monde s’écroulait.

Elle crut alors devenir folle. Folle de rage, folle de colère et de frustration. La peur l’avait quitté, comme si l’étendue du malheur qui venait de s’abattre sur elle la transformait, telle une lame de fond qui remontait peu à peu en elle pour devenir une haine pure et tranchante.

Plus rien n’aurait d’intérêt désormais. Elle ne verrait plus jamais le soleil ? Soit, mais alors plus jamais, même pas en peinture. Il voulait qu’elle passe l’éternité à peindre ? Non. Et bien non. Plus jamais elle ne tiendrait un pinceau ou un crayon. Il lui avait tout pris ce soir, alors elle ne lui accorderait pas ce plaisir. De toute manière, elle n’en avait plus la force. A quoi bon perfectionner son art orientaliste si elle ne peut même plus ressentir tout ce qui en fait son essence ? Elle ne peindrait plus jamais, telle était sa grave décision en cette nuit où tout avait basculé. Plus de Beaux-Arts. Plus de tableaux. Plus de voyages. Tout cela ne servait plus à rien désormais.

— Ma douce enfant, viens je te prie. Je vais te présenter à deux ou trois personnes de notre espèce qui sont aussi présentes ce soir et connaissaient mes intentions. Ils m’ont d’ailleurs trouvé d’un excellent goût ; tu es quelqu’un de qualité mon enfant, et ton talent, malgré ton jeune âge, est déjà un atout fort apprécié.

— Quoi ?

Sarah cherchait ses mots, s’exprimant encore avec une certaine difficulté.

— Vous me… transformez… sans me demander mon avis, en un monstre issu des contes et légendes… ce que j’ai d’ailleurs encore du mal à croire… vous ne me donnez presqu’aucune explication, et là vous voulez que je rencontre vos… amis, comme si de rien n’était ?

— Mais si, belle Sarah, tu as eu des explications. Et tu en auras encore, autant que tu veux. Nous avons l’éternité devant nous à partir de ce soir.

— Je crois que je deviens folle… Et qu’est-ce que je vais devenir ? Fuir les croix, l’eau bénite et les gousses d’ail ? Aaaahhh…

Sarah ressentait des lancements violents dans son estomac et elle tomba à genoux sur le gazon. C’est alors qu’elle se rendit compte que sa robe était tâchée de sang.

— Qu’est-ce que… ?

— Ce n’est rien. C’est lorsque je t’ai offert mon sang tout à l’heure, pour que tu deviennes comme nous tous.

— J’ai bu… Quoi ?

Sa voix s’était brisée. Elle se souvenait des sensations, du liquide chaud dans sa gorge, du plaisir et de la douleur. Elle comprenait qu’elle était sans doute devenue la même chose que ce comte de Transylvanie dont tout le monde connaissait la légende. Rangée sur la même étagère que les fantômes, les spectres, les lutins et toutes les autres manifestations de l’imaginaire débordant de certains écrivains. Et là, aujourd’hui, cela prenant une effrayante réalité. Elle était réellement devenue un… vampire. Pour toujours et à jamais ?

— Je vois que tu as enfin compris ? Viens ma douce Sarah, je vais te faire découvrir comme le monde de la Nuit est riche.

— Non, je ne vous permets pas ! Je ne veux rien savoir ! Vous me faites horreur ! Je ne veux plus jamais vous voir !

Elle se mit à courir sans trop savoir où elle allait. Elle se cacha derrière quelques arbres, se rendant à l’évidence que les lumières de la grande maison des Mott Baker-Brigdman la dérangeaient. Elle voyait au loin Frederick Arthur qui discutait joyeusement. Elle voulait pleurer, mais aucune larme n’apparaissait dans ses yeux dorénavant secs.

— Adieu Frederick Arthur… Adieu ma Florence adorée, je ne sais pas ce que je vais devenir sans toi…

Un homme, invité de la soirée et quelque peu éméché, passa non loin de sa cachette. Quelque chose d’étonnant se produisit alors en elle : elle ressentait une faim terrible et sentait en même temps ses canines s’allonger dans sa bouche. Son dégoût d’elle-même augmenta encore lorsqu’elle entraîna ce convive inconnu à l’écart en badinant, sachant très clairement pourquoi elle le faisait. Et ce dégoût atteignit son paroxysme lorsqu’elle enfonça ses dents dans la jugulaire du malheureux convive.

— Doucement, Sarah, ne bois pas trop. Les excès sont mauvais pour nous et pour les humains que tu tues si tu les vides trop. C’est d’ailleurs trop tard pour celui-ci… Tu l’as tué.

C’était John Lewis Doodley qui l’avait rejoint, buvant à son tour au bras du mort, l’humain ayant trépassé sans avoir pu comprendre ce qui lui était arrivé.

Alors Sarah, un peu chancelante, se redressa et fonça droit devant elle, sans jamais se retourner.

D’autant plus qu’elle sentait une présence derrière elle. Etait-ce son « créateur » qui voulait la retenir ? Non. Non, elle était sûre que c’était quelqu’un d’autre. Mais cela n’était pas pour autant rassurant, car il était susceptible d’avoir vu ce qu’elle avait pu commettre. En sortant de la propriété, se retenant de toutes ses forces de courir, elle héla un cocher et lui ordonna de prendre la direction du port. Elle savait que fuir la maison tout en restant à Boston ne suffirait pas.

C’est ainsi que Sarah Wortley Montagu quitta la soirée de sa meilleure amie pour disparaître à jamais dans la nuit.

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