L’impact de nos décisions
Apprendre à jouer d’un instrument, ce n’est pas sans conséquence.
Si l’on apprend à jouer de la trompette ou de la batterie, ça peut déranger les voisins.
L’harmonica, quant à lui, si l’on n’en joue pas devant un micro, ne risque pas de déranger grand monde. En tout cas, pas les voisins. Même les colocataires n’entendent rien, s’ils ne sont pas dans la même pièce que vous.
Alors, où est le problème ?
Le problème, c’est que – quoi que nous fassions – nous ne mesurons jamais assez l’impact de nos décisions.
Ainsi, à Paris, dans le 9ème arrondissement, une dame d'un âge avancée, bien mise de sa personne, presque distinguée, pousse la porte du magasin de musique :
− Bonjour, Monsieur, je voudrais un harmonica...
− Bonjour, Madame. Quel genre d’harmonica, je vous prie ?
− Quel genre d’harmonica ?
− Oui, je veux dire : quelle marque, quel modèle ? Dans notre magasin, nous avons presque tout ce qui se fait, en terme d’harmonica.
− Euh... Pardonnez-moi, cher Monsieur, mais je n’ai aucune idée de la marque, encore moins du modèle.
− Auriez-vous un critère, qui me permettrait de vous mettre sur une piste ?
− Ah oui, tout à fait : il me faudrait un harmonica en chrome, s'il vous plaît.
− En chrome ? Navré, chère Madame : nous en avons en acier inoxydable, en laiton, en bois et en plastique, mais en chrome, à ma connaissance, ça n'existe pas.
− Mais si, vous savez bien...
La dame hésite, cherche ses mots. Elle a l'air aussi à l'aise qu'un batteur de rock au milieu d'une chorale baroque. Elle claque des doigts, mais pas en mesure, fouillant dans sa mémoire :
− Comment m’a dit mon fils, déjà ? Il m’a bien dit que je ne devais pas me tromper. Car selon lui, il y a deux grandes familles d’harmonica… Ah, j’y suis : l'harmonica daltonique et l'autre là, qui est en chrome...
− Vous voulez dire « diatonique » ?
− Oui, c'est ça ! Celui qui n'est pas en chrome. Mais moi, il me faut l'autre, celui avec le chrome, chromosome, je ne sais plus...
Le vendeur, avec un petit rire à peine dissimulé – un peu dissimulé quand même, pour ne pas avoir l’air de se moquer de sa cliente – lui lance :
− J’ai trouvé ! Vous voulez acheter un harmonica chro-ma-tique !
− Ce doit être ça... Si vous le dites… Après tout, c’est vous, le spécialiste.
Le vendeur s’approche de l’armoire qui contient les harmonicas chromatiques. A peine a-t-il entré la petite clé dans la serrure, que la dame lui prend le bras et lui demande :
- Rassurez-moi, Monsieur : on y voit bien toutes les couleurs ?
- Je vous demande pardon ?
- Eh bien, oui : avec l’harmonica chromatique… On y voit bien toutes les couleurs ?
Le vendeur, jusque là impassible – il en a entendu d’autres – ne peut réprimer un petit rire :
− Euh... Non, pas vraiment : on ne s’en sert pas pour voir des couleurs, on s’en sert pour jouer de la musique.
Devant l’air éberlué de sa cliente, la prenant pour une débile mentale :
- Un instrument de musique, c’est un corps sonore dont on se sert pour jouer de la musique. C’est pour quoi on appelle cela un instrument de mu-sique ! Pour jouer de la mu-sique !
Et, pour placer un bon mot :
- Notez que, si cet instrument permettait effectivement de voir une couleur, ce serait du bleu, à cause du blues.
− Ah, donc c'est bien ça ! Parce que les daltoniques, c'est le rouge qu'ils ne voient pas. Donc le bleu, c'est bon, c'est pas le daltonique !
− En fait, si : la plupart des bluesmen jouent du daltonique, Du… Diatonique, pardon.
− Ah bon ? On ne peut pas utiliser un chromatique pour jouer du bleu ?
− Euh… Si, on le peut. D’ailleurs, de grands harmonicistes s’y sont essayé. Slim Harpo, par exemple. Papa Lightfoot, également. Et d’autres…
− Ah ? Donc, on peut vraiment produire du bleu avec un chrome ? A tics ?
− Ah oui, tout à fait. Même si, pour le blues, je préfère quand même…
Le vendeur s’arrête net, se met à réfléchir et se dit qu’après tout, cette femme ne connaissant rien à l’instrument, puisqu’elle en veut un en chrome, il pourrait bien lui refourguer son harmonica chromatique le plus cher. Il en a justement un plaqué or, en vitrine.
Mais la dame lance au vendeur :
- C’est entendu ! Un harmonica bleu, s'il vous plait ! Avec un paquet-cadeau.
Le vendeur, balbutiant :
− Euh, M… Ma… Madame… Je n'ai pas d'harmonica de couleur bleue... J'ai des chromatiques, oui, mais ils sont sans couleur… Juste en métal… Enfin, le peigne est en bois, mais les capots sont blancs… À part un modèle en vitrine, beaucoup plus beau que les autres, qui est jaune.
− Le peigne, dites-vous ? Vous vendez aussi des accessoires de coiffure ?
Des accessoires de coiffure… Le magasin s’appelle Harmonica World, on ne voit que des harmonicas en vitrine, la boutique n’expose que des harmonicas de toutes marques, de tous modèles, de toutes tailles et sa cliente se croit dans un salon de coiffure…
Excédé, le vendeur ne peut s’empêcher de s’énerver :
- Mais non, Madame ! Nous sommes dans un magasin de musique ! Mu-sique ! Nous vendons des instruments de musique, qui servent à jouer de la musique ! Il n’y a rien pour se coiffer, se pomponner ou se raser la tête !
- Hé-ho Monsieur, inutile de vous énerver comme ça ! C’est vous-même qui avez parlé de peigne !
- Oui, bon… C’est vrai… Mais le peigne, c’est un sommier sur lequel les plaques d’anches sont vissées. On l’appelle couramment le « peigne » car il ressemble à un peigne, avec des dents en bois. Bref, pas d’harmonica bleu, juste des harmonicas métalliques, dont un magnifique en vitrine.
- Bleu ?
Là, le vendeur explose :
- Jaune !
- Mais enfin, Monsieur… Inutile de vous mettre dans cet état-là… Et puis, vous m’embrouillez : c'est vous qui me parlez d'harmonica bleu et maintenant, vous me dites que vous n'en avez pas ?
Afin de ne pas péter un câble, le vendeur prend une grande inspiration, réfléchit un moment et fait une proposition à sa cliente, tellement absurde, qu’il a lui-même du mal à croire que c’est lui qui prononce ces mots :
− Vous savez quoi ? Revenez dans une heure, je vais vous préparer un harmonica chromatique que je peindrai moi-même en bleu.
Une heure plus tard, la vieille dame pousse de nouveau la porte d’Harmonica World.
Elle semble soucieuse :
− Monsieur, j'ai bien réfléchi... Si mon fils veut jouer autre chose que du blues, aura-t-il besoin d'un harmonica d'une autre couleur ?
Le vendeur, qui était en train de faire sécher la peinture bleue à l’aide d’un sèche-cheveu, est en train de se demander s’il va finir par le vendre, son harmonica. Et si la dame change d’avis, à qui va-t-il vendre un harmonica peint en bleu ?
− Écoutez, Madame : au point où j’en suis, je peux vous le faire arc-en-ciel, si vous voulez !
Cette fois, c’est la cliente qui se met en colère :
− Comment, Monsieur ! Si j'avais voulu un harmonica gay, je vous l'aurais dit tout de suite !
Le vendeur est désemparé :
- Vous savez quoi ? Je vais vous faire un harmonica passe-partout : un peu de bleu pour le blues, un peu de vert pour la country music et du rouge pour le jazz. Ne me demandez pas pourquoi : les jazzmen aiment le rouge. Regardez Dee Dee Bridgewater, par exemple : elle est souvent vêtue de rouge. Et Django Reinhardt aussi portait souvent une veste rouge. Et une cravate rouge. Comme ça, ce ne sera ni gay, ni triste : ce sera un véritable harmonica passe-partout !
− Passe-partout ? Mais non, c'est pour un passe-temps, Monsieur, je n'ai pas besoin de clés !
− Si, celles de Fort Boyard, marmonne le vendeur qui la voit bien mariée au Père Fouras.
− Comment ? Parlez plus fort, s'il vous plaît.
− Je disais : si, pour jouer de l'harmonica, il vous faut la clé de sol...
− Monsieur, vous m'embrouillez encore ! Tout ce que je vous demande, c'est un harmonica chromosome bleu mais qui serve aussi pour les autres couleurs et qui soit bien pour en faire un passe-temps, mais pas un passe-partout. Ce n’est pourtant pas si compliqué, tout de même !
Le vendeur commence sérieusement à perdre patience : elle radote sérieusement, la vioque.
Tout à coup, une idée lui passe par la tête :
− Non, mais j'ai bien compris... D’ailleurs, vous savez, on peut jouer des blues noirs et des blouses blanches. Ce sont deux styles très différents : le premier est épris de liberté, l'autre se joue plutôt en confinement. Savez-vous lequel des deux votre fils préfère ?
− Oh, vous savez, à son âge, il aime la liberté… Mais il est vrai que l'envie de jouer lui est venue en confinement, alors je dirais les deux...
− Très bien. Si vous en êtes d'accord, je vais appeler des spécialistes en blouse blanche qui vont bien s'occuper de vous.
− Mais ces personnes en blouse blanche pourront apprendre à mon fils à jouer de l'harmonica ?
− Oui. Et à vous aussi, si vous le désirez.
− Comme c'est gentil ! J'aimerais apprendre à jouer des coudes, plutôt... C'est possible, ça ?
− Des coudes, oui ! Et avec vous, ils vont même faire des pieds et des mains, tout ce que vous voudrez ! Et pour vous que vous soyez en tenue pour prendre votre première leçon, ils vont vous passer une chemise, blanche elle aussi, avec les manches qui s’attachent dans le dos, il ne faudra pas vous en inquiéter.
− Dans le dos ? Mais comment vais-je faire pour jouer de l’harmonica, les mains attachées dans le dos ?
− C’est juste pour votre première leçon, pour que vous sentiez bien le dos. Car le do est important, sur un harmonica chromatique en do : il y en a tout de même six pour douze ouvertures.
− Ah, entendu, si c’est leur méthode. Donc, je les attends ici ?
Un quart d’heure plus tard :
- Madame, voilà les blouses blanches, suivez-les, ils vont tout vous expliquer.
Et c’est ainsi qu’un jeune homme qui voulait apprendre à jouer de l’harmonica dut aller chercher sa mère à l’hôpital psychiatrique.
Nous ne mesurons jamais assez l’impact de nos décisions.
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