Méli-Mélo 1
Le bateau percuta une vague un peu plus haute que les autres et tressauta. Au fond de la cale, Bruno fit tomber son couteau en poussant un juron bien senti.
– Parguenne, je me suis encore coupé !
Alonzo, plus agile que lui, avait gardé son couteau bien en main. Il lui jeta un regard par-dessus la pomme de terre qu’il épluchait. Il savait que Bruno était prompt à râler, mais que ce n’était jamais très grave. En effet, son camarade avait déjà récupéré son ustensile et repris sa besogne. Pourtant, il n’avait pas fini de se rouspéter.
– Pourquoi c’est toujours nous qui sommes de corvées de patate ? Je suis sûr que le chef est tranquillement allongé dans son hamac.
Alonzo mis de côté la pomme de terre qu’il avait épluché en 8 faces parfaitement symétriques et pris une non-épluchée sur le tas. En écoutant d’une oreille les jérémiades de son ami, il la fit tourner entre ses doigts. Celle-ci était complètement difforme, très loin de l’ovale théorique qu’il préférait éplucher. Il soupira et se mit malgré tout au travail. Après tout, il fallait bien faire toute la pile. Et si Bruno continuait de râler, il risquait de devoir tout faire tout seul.
Pour essayer de lui faire penser à autre chose, Alonzo tenta d’engager la discussion :
– Pourquoi tu t’es engagé dans la Marine alors ?
Bruno lança sa pomme de terre dans un jet en cloche parfaitement maîtrisé qui témoignait de ses nombreux essais dans cette même cale. Le légume plongea dans la grande marmite remplie d’eau éclaboussant Alonzo assis à côté. Il ne s’en formalisait plus, il avait l’habitude.
– La paye mon ami… confessa-t-il en jouant avec son couteau, au grand dam d’Alonzo qui continuait d’éplucher. Quand mon père a fichu le camp, il a bien fallu que je débarrasse le plancher, et que je commence à gagner ma croûte. Mais j’ai jamais voulu être marin moi.
– Tu voulais faire quoi ?
– J’ai toujours voulu être comédien, lâcha-t-il sans avoir l’air de vouloir reprendre sa corvée.
– Comédien ? a repris son camarade en lui tendant négligemment une pomme de terre non-épluchée.
Bruno l’a pris, mais l’a tout aussi négligemment posé à côté de lui. Il s’est levé, les yeux fixés sur le mur du fond, il a posé un pied sur le tabouret, a rejeté des cheveux imaginaires en arrière et s’est mis à déclamer d’un air théâtral.
– Morbleu, c’était donc vous le pendard. Que vous m’assassinassiez donc, je pourrais trépasser sans vous livrer mes secrets. Ma tombe sera scellée et que pour…
La porte de la pièce s’est brutalement ouverte sur un géant aux bras chargés d’un immense bac débordant de vaisselle. Les deux mousses sursautèrent et Bruno se figea dans sa pose théâtralement ridicule.
– Hé bien c’est comme ça que vous préparez le dîner ? lâcha le chef cuisinier d’une voix grave et puissante. J’ai jamais vu des assistants aussi lents.
Bruno se rassit piteusement pendant qu’Alonzo, le visage cramoisi sous sa peau encore claire, se mit à éplucher de manière frénétique.
Encombré par sa charge qui devait bien peser le poids des deux apprentis réunis, le chef traversa la cuisine et posa le bac sur un tréteau. Une poignée de couvert glissa et tinta en tombant sur le sol. Il plia sa grande carcasse pour ramasser les quelques fourchettes qui étaient tombées et se tourna vers ses deux jeunes incapables.
Le nez bas, ils épluchaient en silence et rapidement. Ils s’appliquaient malgré tout, comme en témoignait leurs jeunes fronts plissés.
– De quoi causiez-vous ? demanda le chef d’une voix calme, mais néanmoins toujours puissante.
Voyant qu’aucun des deux ne se décidait à prendre la parole, il insista légèrement.
– Allez, soyez sympa, ça avait l’air passionnant.
Son ton était toujours léger, mais son timbre profond laissait comprendre que ce n’était pas une demande mais bien un ordre.
Prenant son courage à deux mains, Bruno expliqua d’une petite voix peu assurée :
– On discutait de ce qu’on aurait pu faire si on s’était pas engagé dans la marine.
– Et alors ? l’a incité le chef.
– Je disais que je voulais être comédien.
Sa voix est devenue encore plus faible, se perdant en un murmure discret. S’il avait pu faire un trou dans le mur, Bruno se serait probablement blotti à l’intérieur pour disparaître totalement.
Contre toute attente, le chef s’est esclaffé. Son rire communicatif a détendu les jeunes mousses.
– Un comédien ? Comme le grand Jean-Michel Popilon ?
Bruno le dévisageait d’un œil rond, ne s’attendant pas à ce qu’il cite son idole d’enfance aussi simplement.
– T’attendais pas à ce que je le connaisse, hein gamin ! Eh bien figure-toi que je l’ai côtoyé !
La bouche de Bruno s’est arrondie, tandis qu’Alonzo, plus curieux que jamais tenait son couteau en l’air sans éplucher la moindre pomme de terre.
Le chef a tiré un petit tabouret de sous un tréteau. S’ils n’étaient pas aussi concentrés sur les moindres paroles de leur supérieur, les mousses se seraient probablement demandé comment un si petit tabouret pouvait porter sa masse si imposante. Mais le tabouret tint, et les jeunes mousses ne détachèrent pas leurs regards du chef.
Dans l’ombre de la cale, toute corvée de patate oubliée, les jeunes mousses écoutèrent celui qu’ils avaient toujours considéré comme un vieux loup de mer, raconter comment il avait fait partie d’une troupe de théâtre ayant leur âge. Et comment il avait côtoyé le grand Jean-Michel Poquillon durant ses premiers succès sur scène. Ce fut de loin la plus intéressante soirée que les garçons n’avaient jamais vécu.
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