Septembre 2024 - 1 Mathys
Rien n’avait véritablement changé chez les Torrens. Carl et Margot étaient les mêmes que j’avais quittés des années plus tôt. C’était un couple passionné de s’aimer, acceptant sans rechigner les divagations de la vie.
J’étais adossé à l’encadrement de la porte fenêtre et je regardais ma famille qui s’agitait dans le jardin. Avant les repas, il y avait toujours une séance de sport, de quoi s’ouvrir l’appétit. Chez les Torrens, on était des enfants loin de nos problèmes de grands. Loin des tourments de nos esprits pris en étaux par la vie. J’étais reconnaissant de voir Evack s’amuser avec les autres, moins, quand je tournais le regard vers mon frère. Lucien avait son portable en main, les jambes croisées, à des années lumières de nous. C’était quoi cette marque dans son cou ? Pourquoi y avait-il un arc-en-ciel de couleur ?
À quoi tu joues, petit frère ?
Sans bouger de mon emplacement, je cherchai du regard celui que j’avais évité tout ce temps. Et je le trouvais derrière un arbre avec la petite Eunaisyl. Elle lui tenait la main. Ils étaient accroupis, certains d’être bien cachés pour ne pas recevoir la balle.
Ely était bien plus beau que sur les photos que je recevais. Toujours ce regard perçant, tel un oiseau fondant sur sa proie. Ses cheveux avaient la même longueur que le jour où j’étais partie, assuré de ne plus le revoir, assuré de le détester assez pour l’oublier. Je voulais m’en convaincre encore.
Ely…
Comment faire semblant.
J’ai essayé si fort.
Pour lui, pour moi, j’ai peint une œuvre avant de rentrer en France et je l’ai exposée dans la galerie d’un ami.
Une vieille femme et un homme mûr, dos l’un à l’autre, se tenant fermement par la main et entourés de regards terribles.
Tu sais, Ely, je comprends.
J’avais intitulé ce tableau, Notre amour au rouleau compresseur.
Elyas.
Ça te va si bien. J’aimerais murmurer ton nom au creux de ton oreille.
Je n’avais contacté personne depuis le message d’urgence de Carmen. En revanche, j’avais gardé un double de clé de chez tout le monde. Mon trousseau ressemblait à celui d’un gardien de prison. Mes valises étaient posées à l’entrée et quand j’entendis la voix de Margot, ainsi que sa course dans toute la maison, je compris bien vite que j’avais été repéré. Elle fondit vers moi et me prit dans ses bras. Elle serra si fort que je crus entendre mes vertèbres craquer. Il n’en fallut pas plus pour que le reste de la maison me tombe dessus. Ils courraient tous du jardin vers moi. Adès et Pola. Paul et Tina. Evack et Armand. Carmen et Magalie. Nathalie n’était pas là.
Ma petite sœur était encore accrochée à Ely qui fixait sur moi un regard de surprise et de malaise. Eunaisyl lâcha enfin sa main, et poussa tout le monde pour m’avoir à elle seule. Je ne l’avais pas beaucoup vu grandir, mais j’avais assuré mon rôle de grand frère à distance. Chaque soir, je lui envoyai un audio auquel elle répondait « avec empressement » chaque matin. Entouré de chacun d’eux, je n’avais d’yeux que pour cet homme qui se tendait à chaque seconde qui passait.
Je suis rentré, Ely, et crois-moi, je te ferai lâcher prise, mais je te résisterai aussi, juste pour te faire comprendre qui je suis pour toi.
Il finit par s’avancer et sans même me sourire ou me tendre une main, il me salua d’une simple phrase :
— De retour ?
— On dirait bien. Il parait qu’un adolescent rend chèvre le monde.
— Ça te connait bien.
Il me passa à côté, laissant le visage fermé de Lucien m’accueillir. Je n’avais pas remarqué que mon frère avait tant grandi. Il était bien plus grand et bien plus balaise que moi, aujourd’hui. Il ressemblait à un homme.
Un homme poursuivit par des fantômes.
Mais qu’est-il arrivé au petit garçon si collant et aimant ?
Que t’a-t-on fait ?
Il regarda un à un les membres de notre famille avant qu’il n’eût ce sourire en coin. Il n’y croyait pas.
Il me mettait au défi.
Mais, Lucien, si je te montre mes ombres, souriras-tu encore ? Ton grand frère n’est pas tout le monde, il saura te remettre du plomb dans la tête. À quel point es-tu coriace ?
Autour de la table, Margot avait ajouté une assiette. J’avais répondu à toutes les questions, même les plus stupides. Et quand l’attention c’était à nouveau portée sur Lucien et son emportement, je n’avais plus lâché Ely des yeux, écoutant attentivement la dispute et la porte qui claquait.
Quand Ely tourna enfin son regard vers moi, un verre porté à ses lèvres, je me heurtai à nouveau à ce mur qu’il avait si bien érigé entre nous dans le passé.
As-tu oublié l’intensité de ta lettre ? As-tu encore essayé de te perdre dans les sentiments d’un autre ? De quoi m’avertis-tu ? Même s’il y avait encore une alliance à ton doigt, je ne me priverais pas de te séduire. Tu ne m’as pas cédé par le passé. Je le comprends. Mais aujourd’hui, tout est si différent. Toi, moi. Nos âges ont changé. Toi qui fais une fixette dessus. Que diras-tu pour m’éloigner ? Que diras-tu pour me convaincre ? Quel ton emploieras-tu pour me dire « qu’est-ce qu’on dira de moi » ?
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