Sang froid
Je suis un serpent ! Depuis le mois d'avril dernier, je m'en veux.
Je me sens coupable : froid comme l'hiver, malin comme un singe, habile, sournois, aux aguets depuis plusieurs semaines, ma langue fourchue prête à atteindre son but, j'ai attaqué ma chair, mon frère.
J'ai attendu, dressé, attentif, prêt à attaquer, qu'il pointe le bout de son nez.
Nous étions déjà à Pâques. Cette année encore, le temps a passé si vite que nous n'avons pas eu le temps de profiter des premiers rayons de soleil.
C'est l'heure de la chasse aux chocolats. À dix ans, je connais la musique. Je sais le secret des cloches et du lapin mais je ne dis rien parce que mon petit frère court encore après ses rêves d'enfant. Pauvre de lui…
Je suis là, discret, à l'abri des regards, porteur du secret, à attendre que mon petit frère se fourvoie sur des chemins sombres sans issues pour attaquer et profiter de mon dû d'enfant aîné, d'initié.
Le matin, il fait encore un peu froid dehors, mais, pressé, il est sorti pied nus et sans manteau alors que mes parents, encore endormis, n'avaient l'œil que sur leur petit déjeuner presque dominical.
Mon petit frère, Sylvain, court, comme un petit cheval fou égaré dans un champ de pâquerettes, à la recherche de la si bonne luzerne. Celle qui est sucrée, verte, chocolatée, chaude comme l'été. Celle dont on se souvient encore l'hiver venu devant le feu qui crépite.
Pourtant si le soleil semblait au rendez-vous, soudain, facétieux, il se cache. Bien vite, les nuages prennent le dessus nous rappelant qu'en avril, on ne se découvre pas d'un fil.
Grande sœur attentionnée, calculatrice, patiente, cachée pour mieux attendre le moment propice, j'accours avec mon petit parapluie pour sauver mon petit frère de cette pluie traîtresse.
Mais mon frère ne l'entend pas de cette oreille : enthousiaste, heureux, naïf, il Attrape un seau qui traînait là pour s'en servir de casque anti pluie, anti soleil, bref tout ce qui pourrait l'empêcher d'atteindre son graal, le plus gros oeuf en chocolat soigneusement caché par des cloches retorses.
Malheureusement, le terrain est incertain, inconfortable et tellement dangereux pour un enfant si déterminé à trouver son trésor ! Le pauvre petit garçon, si pressé, si innocent, si naïf, butte contre une petite pierre oubliée par un petit démon sylvestre qui aime sans doute voir les petits humains, dépités, pleurer à chaudes larmes devant leur quête inaccomplie. Monstre ! Triste sire qui aime voir la tristesse, les larmes perler sur le visage d'un être tellement innocent ! Pourtant, mon frère se relève. Attisé par l'espoir de sa récompense, rien ne peut l'arrêter !
Mais, moi, vipère affamée par une proie tellement convoitée, je suis là. Froide comme la mort, enchanteresse endiablée par la vision de mon chocolat fondant avalé d'un trait dans mon estomac sans fond, je suis prête à tout. Je le regarde, ma langue, fourchue qui se trémousse toute seule, rit du tour que je vais lui jouer : le trésor, il ne l'aura pas ! Au diable mon frère, au feu la fratrie, je le laisse là - loi de Darwin oblige - et me précipite sur le chocolat tant convoité. Il est dissimulé sous ce buisson, je le vois.
Vite, je cache le trésor sous mon pull. Sylvain a cinq ans, jamais il ne s'en souviendra et, moi, je vais me régaler.
Désolé, petit frère, c'est la loi entre frères et sœurs. Sait-on jamais, peut-être, un jour, plus grand, auras-tu l'occasion de te venger…
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