Recollègues
Qu’est-ce qui me fait dire que ce sont mes collègues ?
Pourquoi en suis-je aussi sûr, alors que je n’en reconnais aucun ?
Là, de suite, ce que je vois, ce sont des hommes alignés, de part et d’autre de ma lugubre rue. Ils sont répartis à peu près tous les dix mètres et, à mon avis, peut-être même positionnés au centimètre près.
Je dirais, vu leur morphologie, leur apparence, qu’il n’y a que des hommes. J’irai même plus loin, j’en suis convaincu ! C'est à croire que cette information m’est inconsciemment acquise.
D’ailleurs, leurs statures, en rien hors-normes et plutôt ordinaires, ne divergent à première vue que peu. Je pense même que si, tel un maître tailleur, je prenais à chacun leur taille et leur mensuration, celles-ci s'avéreraient identiques… au millimètre près.
Tous sont simplement mais élégamment vêtus d'un costume dans les tons noirs, avec en petite variante des bandes verticales plus ou moins foncées. Aux pieds, des Richelieu noires impeccablement cirées et comme couvre-chef, un Borsalino sombre.
Que dire de leur visage ? J’insiste soudainement sur ce point, il y a à redire. Très vite, alors que je les observe, je m’aperçois que quelque chose cloche. Je n’arrive pas à distinguer nettement leurs traits. Après tout, peut-être que je me fourvoie en déclarant que je ne connais ou reconnais personne, un visage pourrait-il m’être familier ?
Je décide de m’approcher d’un homme et, le hasard faisant bien les choses, je choisis le plus proche. Et plus je m’approche, et bien que je plisse les yeux pour mieux le discerner, plus il devient flou.
Ledit heureux gagnant n’aurait-il pas de visage ?
Bien entendu c’est impossible, mais je vous assure que je ne le vois pas. Plus précisément, je n’en distingue ni le contour, ni les détails.
Visualisez l’homme invisible… mais non, pas quand il est invisible, ça n’a guère d’intérêt !
Remémorez-vous l’homme invisible, lorsqu’il est habillé et vêtu de ses bandelettes… Vous l’avez ?
Eh bien son visage, à l’heureux élu, ressemble au sien. Sauf qu’en lieu et place des bandages, se trouve une sorte de voile opaque grisâtre. Un peu comme s’il était flouté, mais sans artifice technique. En fait, le floutage est son visage.
L’homme reste de marbre, il se tient debout, droit, fixe. Quelque chose – On ? Encore ? – me dit qu’insister est inutile et qu’il peut bien rester déshumanisé. Obéissant, réceptif, bon élève, je ne cherche donc pas à venir me coller à lui pour obtenir une supposée explication. Non, je reste à distance. Et alors que j’abdique, détourne mon regard et le balade alentour, je constate que cette particularité concerne tous les hommes.
Même stature, même tenue vestimentaire, même visage sans traits. Mieux que multipliés, ils se sont clonés ! J’ai, autour de moi, une multitude d’êtres identiques.
Suis-je dans une sorte de milice, me demandais-je il y a peu ? J’en arrive à croire que je suis dans "Star Wars : la guerre des clones", oui ! Des clones aux allures, non pas de "Stormtroopers" mais de détectives privés, pour ne pas dire mafieux, des années 50.
Alors, qu’est-ce qui me fait dire que ce sont mes collègues ?
Car à ma connaissance je ne suis pas détective privé et vous assure que je n’ai rien d’un mafieux. Si ce ne sont mes cheveux lisses et brillants peignés en arrière… mais là n’est pas le sujet.
Je reprends, si tout nous oppose, pourquoi seraient-ils mes collègues ?
De plus, contrairement à eux, je suis pour ma part toujours affublé de mon pantalon noir à bande rouge…
En suis-je certain ? Le suis-je vraiment ?
Je ne vais pas m’abaisser, cette idée absurde en tête, à vérifier, tout de même ?
Je baisse les yeux et constate avec effarement que mon pantalon est noir à bandes verticales foncées. Je tends les bras et découvre que ma veste – notez que je ne la porte pas sur l’épaule – est assortie en tout point à mon pantalon.
Ne me manquerait plus que le chapeau… Ai-je un chapeau ?!
Pas le temps de me raisonner que ma main s’engouffre aussitôt dans mes cheveux ; ouf, rien ne s’oppose au contact de la gomina. Me voilà soulagé car, bien que l’irréel règne, être rhabillé sans s’en rendre compte est, croyez-moi, une sensation très étrange.
Tandis que sur place je sors de ma torpeur, une brise soudaine vient me fouetter le dos. Et, hormis quelques frissons, que m’apporte ce souffle de vent ? Un Fedora, qui roule jusqu’à mes pieds.
Instinctivement je me penche et le positionne sur ma tête. Je dois admettre que le costumier ne s’est pas trompé. Ce chapeau, dont j’incline le bord légèrement vers l’avant, s’ajuste parfaitement, sans tomber sur mes oreilles, pour venir reposer confortablement sur mon front.
Maintenant que je me rends compte de l’harmonisation de nos tenues, je me demande, à juste titre, ce qu’il en est de mon visage.
Suis-je, moi aussi, tout flou ?
Je me dois absolument, immédiatement, de le vérifier ! Frénétique, je me mets à le triturer en tous sens : là mon nez, là mes yeux, mes sourcils, ma bouche. Dans l’agitation, je ne manque pas de me griffer la joue. La douleur me rappelle que je suis en vie et me fait dire que tout ceci n’est donc pas un rêve… Mais la douleur, ne devrait-elle pas me réveiller ? Peut-être ne me suis-je pas fait assez mal ? J’en arrive à me pincer, à me tirer les narines, les paupières, les pommettes. Mais non, du moins si, j’ai mal mais rien n’y fait, je ne me réveille pas. Conclusion, au moins sommaire, tout n’est pas qu’un rêve.
Me voilà bien avancé.
Donc je suis là, où que ce soit, bel et bien là, et On me fait dire que je vais y rester.
J’en reviens à mon visage.
Suis-je toujours moi ?
La panique grandit, à nouveau. J’ai beau le palper et le sentir, je suis en plein doute. Faute de miroir, j’entrevois une unique solution, courir vers une fenêtre… Au hasard, la plus proche de moi.
Manque de pot, elle est un peu haute et j’ai beau me hisser sur la pointe des pieds ou encore sauter pour tenter d’y voir mon reflet, hormis être ridicule, je ne parviens à rien.
De toute façon, trop sombres, trop noires, ces satanés fenêtres n’auraient rien laissé paraître.
Désespéré, je m’avachis, plaque les mains contre le mur froid et lisse du bâtiment et m’oblige à me calmer.
Aucune raison que mon visage soit brouillard.
Sii On n’a pas prévu de décor derrière moi, si On n’attache pas d’importance aux détails des figurants, si On m’a amené ici sans possibilité d’en sortir, si On me guide, si On me teste, si On me travaille, me manipule, me fait perdre la tête ou dans les tous cas me l’embrouille et se joue de mes sentiments et de mes émotions, c’est qu’On a une destination pour moi. On a assurément un but pour moi. Si On fait tout ça pour moi, rien que pour moi, il n’y a aucune raison que je ne sois pas le héros du film.
Et un héros se doit d’avoir un visage, non ?
Rassuré, je me redresse, relève la tête et, bien que je ne connaisse pas mon rôle, comme tout bon héros que je suis, je m’apprête à improviser et me décide à suivre le script.
Mais tout aussi motivé que je puisse être, je ne peux, au fond de moi, m'empêcher de me demander ce que me prévoit encore ce bien improbable film ?
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