Chapitre 3 - Partie 4
Les créatures sauvages étaient des animaux aux propriétés génétiques particulières. À l’instar des anthroï, ils étaient pourchassés et tués depuis des siècles en raison de leur singularité inexplicable. Par quel processus un animal cessait d’être ordinaire et devenait extraordinaire, nul ne le savait. Ceux qui les étudiaient étaient peu nombreux, et beaucoup pensaient qu’ils n’avaient en commun avec les animaux classiques que le nom. Les apprivoiser n’était point tâche aisée et les dresser, encore moins. Rares étaient ceux qui pouvaient se vanter d’en avoir véritablement réussi l’exploit, et s’en servaient, en général, à des fins cruelles. Les esprits plus tendres se contentaient de les étudier et d’évaluer leurs capacités — parfois utiles aux humains — certains vivant même à leurs côtés en les élevant comme de simples animaux de compagnie.
C’était le cas d’Asher. Le jeune homme de dix-huit ans avait toujours eu une inclination pour les animaux. Il les croyait les égaux des humains qu’il trouvait vaniteux et égoïstes à se penser l’espèce supérieure du Deyrna. D’après lui, les créatures sauvages avaient beaucoup à leur apprendre et étaient capables de plus encore. Depuis très jeune, il nourrissait l’envie grandissante de se rendre dans leur territoire attitré, les Terres Sauvages, afin de les étudier au plus près dans leur habitat naturel. Son père, vétérinaire parmi d’autres choses, lui avait parlé d’un professeur y résidant et vivant parmi les créatures sauvages comme leur égal. « Un homme admirable », d’après lui, qui méritait déjà qu’on le qualifiât ainsi.
La passion de ce dernier pour l’Histoire, son esprit aiguisé, sa dévotion envers les animaux et sa sagesse d’esprit n’avaient pas manqué d’attirer l’attention de sa déesse, Macæ, rapidement tombée sous son charme. Veuf depuis quelques années, il avait fondé une nouvelle famille avec elle qui lui avait donné un second fils : Peter.
À peine adolescent, Peter était impatient, indiscipliné et ingénu, à l’inverse de son demi-frère aîné, que l’apprivoisement de créatures sauvages avait rendu calme et patient.
Au demeurant, c’était à cette tâche qu’Asher s’attelait ce matin-là lorsque le cadet s’introduisit dans sa chambre.
— Bonjour, Peter, le salua-t-il, le dos tourné.
— C’est incroyable, comment fais-tu ? J’ai atterri en douceur, s’étonna l’autre.
Asher, accroupi sur le sol en bambou, se retourna pour lui faire face.
— Je perçois le battement de tes ailes. C’est l’un des avantages à bénéficier d’un sixième sens de passionné de créatures sauvages, répondit-il, un sourire en coin.
La petite créature verte qu’il nourrissait le contourna et s’approcha de Peter, qu’elle semblait trouver fascinant. Elle le contempla en silence de ses grands yeux ronds.
— Mère est là ? demanda-t-il en lui caressant le sommet du crâne d’un air absent.
— Bientôt. Elle est en pleine réunion, répondit Asher en se relevant.
— Merci.
Peter ressortit par la fenêtre sans vitre comme il était entré et s’envola vers le toit plat de leur maison en bambou.
Bien que fruits de deux mères différentes, les deux frères partageaient nombres de similitudes excepté un détail essentiel. Peter était pourvu d’ailes car il était ange. Plus jeune, il appréciait en taquiner son frère, mais s’était rendu compte avec les années qu’à bien des égards, Asher détenait plus de sagesse que lui.
L’ange parvint — non sans mal — à se poser sur le toit en attendant sa mère. Le temps était clair, les nuages absents du ciel. L’été approchait à grands pas. Peter contempla longuement l’horizon calme et paisible.
Soudain, sa mère apparut.
— Bonjour, mère.
— Fils, le salua-t-elle de sa voix apaisante.
Il remarqua immédiatement son expression contrariée. Voilà qui n’arrangerait sûrement pas ses affaires. Néanmoins, il poursuivit.
— Je voulais te demander si… Je me disais qu’il était peut-être temps… Enfin, je pensais… pouvoir utiliser mes ailes.
Sa mère le regarda un long moment avant de lui rappeler à quel point elle était puissante et savait qu’il les utilisait déjà sans permission. Une expression coupable traversa le visage de Peter avant qu’il ne se ressaisît et dît :
— Oui, mais je voulais dire pour voler vers les Nuages Célestes. Je suis prêt, mère.
Elle contempla le sourire plein d’espoir de son fils d’un air impassible.
— Il y a un bal, demain soir. Au Château Royal de Primeli, dit-elle soudain. Tu seras autorisé à voler jusqu’aux Nuages Célestes si tu parviens à t’y rendre en temps voulu.
— Primeli ? Mais c’est très loin ! Ce que je voulais, c’est que tu m’apprennes à utiliser mes ailes comme un véritable ange.
— Il te faut d’abord faire tes preuves, mon fils. J’ai à faire, à présent.
En une fraction de seconde, elle disparut de façon aussi soudaine qu’elle était apparue.
Peter semblait hautement déçu, les bras croisés lorsqu’Asher le rejoignit.
— Alors ? demanda ce dernier sans préambule.
— Elle veut que je vole jusqu’à Primeli.
— C’est tout ?
— C’est très loin. Je n’ai jamais effectué une telle distance, répliqua l’ange la mine complètement déconfite.
— Tu vas y arriver, j’en suis sûr.
— Tu dis ça parce que tu as confiance en moi ?
— Non. Mais j’ai confiance en notre déesse.
Peter le poussa gentiment de l’épaule et lui lança un sourire en coin, sans cesser de contempler l’horizon.
— Voilà qui est infiniment plus approprié à nos besoins, commenta Gabrielle après qu’on lui eut servi le thé dans une tasse en porcelaine.
Assise en face d’Aurora, qui semblait de bien meilleure humeur ce jour-là, elle admirait volontiers le salon de thé de l’auberge où elles avaient élu résidence.
Une pièce rectangulaire, sobre et élégante. Un immense lustre en cristal les éclairait. Les murs battis en pierre blanche conféraient un aspect particulièrement lumineux à l’endroit. Le parquet en chêne massif parfaitement poli était d’une propreté digne du palais d’Ellyos. Une dizaine de petites tables circulaires en marbre autour desquelles de riches visiteurs jouissaient du service impeccable de l’établissement avaient été harmonieusement disposées.
Sur les conseils de Seth, l’homme qui leur avait sauvé la vie la nuit de leur arrivée, Gabrielle et Aurora avaient payé une calèche qui les avait menées jusque dans le nord du pays, où la haute société se rendait lorsqu’elle visitait Primeli. Sans doute cela n’avait-il rien à voir avec la géographie, mais Aurora trouvait le temps fort plus agréable dans cette partie-là du royaume.
Gabrielle et elle levèrent leurs tasses et trinquèrent à l’aventure. Une fenêtre ouverte laissa entrer une douce brise qui vint caresser le visage de la première. Elle se délecta de cette liberté tant méritée.
— Que désirez-vous faire librement avant d’être une femme mariée, mon amie ? lui demanda Aurora en reposant sa tasse sur sa soucoupe.
Gabrielle prit son temps pour répondre. Elle se laissa à fermer les yeux et écouta le brouhaha environnant des autres nobles alentour.
Elle n’avait pas bu le thé en dehors du château royal d’Acriona depuis bien des années. Elle n’avait pas profité d’une journée de liberté totale depuis plus longtemps encore. Elle n’avait pas eu l’occasion de sortir se balader à sa guise depuis… jamais. C’était un point qu’il faudrait veiller à améliorer, d’où elle venait.
— J’avais espéré me rendre au marché pour être au milieu du peuple, répondit-elle en rouvrant les yeux. Savoir de quoi Primeli est véritablement fait.
Aurora ne put masquer son sentiment d’inconfort.
— Il ne nous arrivera rien en pleine journée si près du Château, rassurez-vous, lui chuchota Gabrielle.
Aurora ne parut pas le moins du Deyrna rassurée.
— J’aime le peuple autant que vous, ma chère, mais notre expérience, disons… malencontreuse, de la fois dernière me pousse à me méfier de ces lieux.
Alors que Gabrielle s’apprêtait à répondre, un héraut vêtu d’un tabard rouge orné des armoiries de la Famille Royale fit une entrée remarquée dans le salon. La rumeur des conversations se tut presque aussitôt tandis que l’on se tournait ou se penchait vers lui pour mieux l’apercevoir. Le héraut se plaça au centre de la pièce, déroula le parchemin apporté et s’éclaircit la gorge :
— Oyez, oyez, dit-il d’une voix forte, l’air solennel, en l’honneur du premier jour d’été, le traditionnel bal masqué aura lieu demain soir au Château Royal. Y sont conviés : seigneurs, barons, vicomtes, comtes et leurs dames sur présentation officielle de leur titre de noblesse, en plus des marquis, ducs, princes, rois et leurs dames qui ont reçu une invitation personnelle de la main de Sa Majesté le Roi Patrem en personne. Le bal présentera à l’aristocratie la princesse Milenna qui fêtera son introduction et sera libre de courtise. Le bal débutera au coucher du soleil et se terminera à l’aube. Prière de vous revêtir de vos plus élégants masques. Sa Majesté, le Roi Patrem Primeli du premier royaume du Deyrna, Primeli. »
Le héraut enroula son parchemin qu’il rangea dans sa ceinture, fit une révérence et s’en alla d’une démarche aussi solennelle que son expression. Les conversations reprirent aussitôt, une excitation générale emplissant la pièce.
Le petit doigt en l’air, Gabrielle finit son thé d’une traite. Elle regarda son amie droit dans les yeux, l’air ravi.
— Voilà notre deuxième activité à Primeli annoncée !
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