Auteur ! Vous avez dit auteur ?
Je suis auteur ! Fier de l'être, c'est certain. Je m'empresse de le dire à ma boulangère, ma fruitière, mon cordonnier... Tous, sans exception, me rétorquent, l'air retors :
- Ah, c'est vous l'auteur du crime de Manouilly-les-Prévenche !
- J'ai lu un entrefilet à ce sujet dans le canard d'aujourd'hui, me lance mon boucher, l'air menaçant, essuyant machinalement son couteau effilé sur son tablier taché de sang.
- Non, non, balbutié-je, le regard fou...
Enfin j'imagine très bien mon regard apeuré à ce moment là car je me sens incompris, je me sais accusé. J'essaie de lui expliquer que c'est une erreur. Je m'empêtre dans des explications confuses :
- Voyez-vous, je suis un romancier, enfin pas encore. Si j'ai tué quelqu'un, ce n'est que par procuration. L'un de mes personnages s'en est chargé pour moi.
- Ah, dit le facteur qui passait par là, tout en cherchant dans sa besace une lettre qui me serait adressée, une preuve, une missive accusatrice envoyée par le procureur, peut-être... vous voyez bien, vous avouez !
Un policier qui avait tout entendu me prend par le collet et m'amène manu militari au poste de police.
- Votre compte est bon, dit-il en roulant affreusement les r !
A la gendarmerie, les poulets me cuisinent. Je dois d'abord décliner mon identité. D'un regard suspicieux, le brigadier-chef me toise à travers ses grosses lunettes de myope pendant qu'un planton me serre de près.
- Nom, prénom ? interroge-t-il.
- Landru, Fabien Landru.
L'homme, perplexe, le sourcil en accent circonflexe, s'arrête de tapoter sur son clavier d'ordinateur.
- C'est bien ce que je pensais, se parlant à lui-même ! Criminels de père en fils !
- Non ! lui dis-je timidement. Vous vous méprenez ! Fabien Landru est mon pseudonyme. En fait mon vrai nom est...
Il m'interrompt en pointant son index vers moi :
- Fausse identité ! Ça peut vous mener loin, mon gars !
Entre deux questions, j'essaie maladroitement de lui expliquer ce qu'est un auteur, un narrateur, dans un récit.
- Un narrateur, grommelle-t-il ! Vous avez un complice pour commettre vos forfaits ?
De guerre lasse, je me tais et je pleure.
- Je ne barlerai qu'en brésence de mon abocat, hoqueté-je à travers mes larmes...
Dans ma cellule, je me remémore un à un les événements de la journée. Ce matin, quand je me suis inscrit sur Oniris, j'ai pris conscience tout à coup que je devenais auteur ! Pas romancier bien sûr, pas encore, quoiqu'un romancier est un auteur... comme moi ! J'étais si heureux de me sentir différent du commun des mortels... Mon bonheur a été de courte durée ! Comment leur expliquer, aux Manouillais, que je ne suis pas l'assassin, car voyez-vous, à Manouilly-les-Prévenche, aucun des habitants ne lit de livre, à part la Gazette du matin dont ils se repaissent avec délectation : accidents malheureux, crimes odieux, incendies volontaires, tout est bon pour accompagner leur petit déjeuner-café-croissants et papotages dans les chaumières ou au bar "Les Perroquets". Ces mots qui me sont familiers comme "roman", "autobiographie", "poésie", leur sont tout à fait étrangers. C'est sûr, on va m'emprisonner, peut-être à perpétuité, afin que je purge ma peine, pour des crimes tout droit sortis de mon imagination. Il ne me reste plus qu'à écrire, dans ma cellule de sept mètres carrés, un vrai livre d'auteur pour les habitants de Manouilly-les-Prévenche. Peut-être comprendront-ils leur méprise ! Si jamais, ils veulent bien le lire...
Soudain, de ma cellule, j'entends des cris vengeurs. Il semble que tout un peuple, venu en représailles, se presse autour de la prison :
- Haut et court ! Qu'on le pende haut et court !
Je me réveille dégoulinant de sueur... chez moi, dans ma chambre aux rideaux bleu pervenche. A travers la fenêtre, le noisetier de mon jardin étire ses branches sous la bise du petit matin frileux. Un rayon de soleil espiègle me fait un clin d’œil. Je happe l'air comme une carpe jetée au bord d'une rive. Ce n'était qu'un rêve ? Un cauchemar plutôt ! Dans ma pauvre tête se mêlent confusément les quolibets des Manouillais aux commentaires des Oniriens qui me soufflent à l'oreille :
- C'est court, ce récit est bien trop court...
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