Chapitre 1
« L’énigme vit aussi du vœu d'être percée. »
Jean-Claude Renard
Princeton, 15 mai 2017
Élevé par une tante qui se plaisait à voyager entre son appartement de Paris et la grande maison que sa sœur possédait à Princeton, je n’avais jamais imaginé que ce serait dans cette charmante ville du New Jersey qu’un énigmatique fantôme changerait le cours de mon existence.
Lorsque j’exhumai cette feuille de papier écornée dans le bureau qui avait abrité les secrets d’Helen Dukas[i], le nom de Marta Keller n’était pour moi qu’une légende dont se gargarisaient les Princetoniens depuis près de soixante ans.
J’avais entendu le récit se faire malmener des milliers de fois. Marta s’était volatilisée quelques heures après avoir assisté à l’autopsie d’Albert Einstein. Edward Kean, l’amant de la disparue, avait été retrouvé inconscient et maculé du sang de la jeune femme. L’homme était non seulement le médecin personnel du père de la théorie de la relativité, mais avait aussi le grand malheur d’être marié à la fille d’un politicien local obnubilé par les apparences.
Le cadavre n’avait jamais été retrouvé, ce qui n’avait pas empêché le procureur de traduire le seul et unique suspect devant un jury populaire qui l’avait innocenté au grand dam de la très puritaine communauté princetonienne.
L’adultère étant considéré plus inexcusable que le sang versé ou non, Kean avait tout perdu : son poste à l’hôpital, son mariage et surtout son honneur. Mis au ban de la société, il s’était alors perdu dans les méandres de l’alcool avant de mettre fin à ses jours quelques années plus tard.
C’était tout ce que j’en savais avant de découvrir la nébuleuse missive.
Ma tante, Anne Wilkinson, habitait à Princeton dans la somptueuse demeure victorienne du 114 Mercer Street qu’elle avait héritée de ses parents. Pendant des années, sa famille avait eu Albert Einstein comme illustre voisin.
Au décès de celui-ci, la maison du physicien, sise au numéro 112[ii], était passée entre plusieurs mains avant de devenir la propriété de Beth Goldberg, une vieille Autrichienne malheureusement atteinte de la maladie d’Alzheimer. Depuis 2012, elle y vivait en compagnie de Mia, une infirmière aussi dévouée que discrète.
Comme ma tante avait pris l’octogénaire en affection et se délectait des visites quotidiennes qu’elle lui rendait, elle m’invita à l’accompagner chez sa voisine. J’acceptai avec entrain, trop heureux de pénétrer au sein d’une bâtisse qui avait marqué l’histoire de la science et devant laquelle les touristes se pressaient pour se faire tirer le portrait.
Lorsque, d’une voix chevrotante, Beth Goldberg me demanda de l’aide pour rénover le parquet d’une des chambres du rez-de-chaussée, je n’hésitai pas une seconde. Dans un rare moment de lucidité, la vieille dame m’expliqua que Helen Dukas, la secrétaire particulière du prix Nobel de physique 1921, y avait installé son bureau.
Je me mis à la tâche le lendemain, me glissant dans l’intimité du génie disparu par ponçage interposé. Ce fut au hasard d’une lame de bois éreintée que je découvris une feuille de papier maladroitement pliée en quatre, sur laquelle étaient tracées des lettres rondes et régulières :
« Aujourd’hui, 18 avril 2015, soixante années se sont écoulées depuis que Marta a disparu avec l’homme de pierre là où la rivière d’argent entre en froide fusion avec l’or de l’aigle.
Celui que tout accusait est parti et, avant de faire partie de l’éternité, je dois révéler au monde où je l’ai inhumée.
Au pied des survivants, Phoenix montre sa piste dans les cendres refroidies.
J. Todesengel. »
Je lus à plusieurs reprises les lignes dont le sens m’échappait. Mon cœur se mit à battre à tout rompre : un dénommé Todesengel s’accusait de la disparition d’une certaine Marta. Il ne pouvait s’agir que de la désormais célèbre Marta Keller. C’est à ce moment que j’entendis des pas courir vers moi.
« Malik ? Qu’est-ce que tu fiches ? Cela fait une éternité que je t’appelle, claironna ma tante.
— Désolé, Anne. Ce foutu plancher a diablement raison : ce n’est pas mon métier.
— Laisse-le vivre sa vie et suis-moi. Il est déjà midi. J’ai préparé des tartes aux tomates à la De Lorenzo[iii]. Exactement comme celles du fameux restaurant de Robbinsville. Tu m’en diras des nouvelles.
— Donne-moi deux minutes. Je range un peu et je suis à toi. »
Je la laissai s’éclipser et cachai la courte missive dans une poche de ma veste de cuir. « Cela fait deux ans que ces mots énigmatiques attendent d’être découverts et c’est tombé sur moi », pensai-je.
Après avoir salué madame Goldberg, je poussai la porte et descendis les marches maintes fois immortalisées par la presse des années 50. Je me sentais l’âme d’un larron et les quelques mètres parcourus jusqu’à la demeure d’Anne Wilkinson ne firent qu’amplifier cette sensation.
Cela faisait dix ans que je n’avais plus mis un pied à Princeton et c’était avec amertume que je me souvenais de mon dernier séjour. Des moments tristes restaient tatoués dans mon âme et plus spécialement mon départ précipité.
Le 25 août 2007, j’avais pris mes jambes à mon cou et avais enfoui mes états d’âme pour me lancer à corps perdu dans ma carrière. D'abord journaliste au « Monde », où je m’étais fait une place au soleil pour mes reportages d'investigation dérangeants, j’avais succombé aux sirènes de la télévision, convaincu par les promesses du rédacteur en chef de France 2.
« Malik Alsa : belle gueule et prose tranchante », ainsi m’avait-il présenté à l’équipe rédactionnelle. Directement nommé chef adjoint du service politique, j’avais gravi les échelons jusqu’à me faire catapulter vers la reconnaissance suprême : la présentation de la grand-messe du 20 Heures de France 2.
Après deux ans ininterrompus de rendez-vous avec les Français, cela faisait maintenant dix jours que j’avais disparu de la petite lucarne. Le public s’était étonné, les ragots avaient circulé, mais la chaîne avait juste annoncé que sa star de l’info était momentanément chargée de la création d’un nouveau programme. La vérité était que j’avais besoin de respirer et de reprendre une vie normale, loin de la pression de l’audimat.
J’avais en vain tenté de rester à Paris et trouver la paix entre les murs de mon appartement du canal Saint-Martin, mais c’était sans compter sur des paparazzis sans scrupule qui cherchaient à se mettre du croustillant sous la dent en épiant mes moindres gestes.
Appelée en renfort, ma tante Hélène avait pris mesure de mon désarroi. Celle qui m’avait élevé depuis ma plus tendre enfance m’avait suggéré de m’immerger dans la vive alacrité de sa sœur Anne à Princeton.
J’avais résisté, ne voulant pas affronter mes démons personnels, mais, devant son obstination, j’avais finalement mis mes réticences de côté. Il s’agissait de l’endroit idéal pour me ressourcer, entouré de la douceur de sa sœur.
C’était sans compter sur la découverte de mots mystérieux dissimulés sous le parquet d’une demeure inscrite sur la liste des monuments historiques des États-Unis.
[i] Helen Dukas était la secrétaire particulière d’Albert Einstein Née le 17 octobre 1896 et morte le 10 février 1982, elle avait été engagée en 1928 par Elsa, la seconde épouse du physicien. Quand la famille Einstein quitta l’Allemagne pour s’installer aux États-Unis en 1933, elle fit partie du voyage.
[ii] C’est en 1935 qu’Albert Einstein acheta la maison du 112 Mercer Street à Princeton. Il y vécut jusqu’à son décès en 1955. Albert Einstein avait exigé que la maison ne soit pas transformée en musée après sa mort. Elle est reprise depuis 1976 au National Register of Historic Places et constitue un monument historique national des États-Unis en 1976.
[iii] En 1947, Alexander "Chick" De Lorenzo ouvrit à Trenton le restaurant « Delorenzo's Tomato Pies ». Fils d’immigrés italiens, il adapta les pizzas familiales en couvrant la pâte de fromage d’abord, la sauce tomate venant au-dessus. L’établissement de Trenton n’existe plus, mais la tradition familiale se poursuit à Robbinsville, New Jersey et Yardley, Philadelphia.
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