Écrit en écoutant notamment : Will Sparks – Kids These Days

Daniel s’assoit derrière son bureau et je l’imite, en posant les mains à plat, de manière présidentielle. Il ne semble pas spécialement pressé et met d’abord de l’ordre sur son bureau en continuant à commenter le splendide temps qui a régné toute la semaine.

• De ce que j’ai entendu, tu es assez calé en développement web, est-ce que tu pourrais m’en dire plus, tout en présentant ton parcours ? Désolé si ça paraît un peu formel comme question.
• Euh, eh ben j’ai fait une école d’ingénieur avec un parcours très axé informatique. J’ai aussi réalisé de nombreux projets personnels, comme…

Je m’arrête net en le voyant esquisser un sourire pas tout à fait normal.

• Ah, donc la fameuse histoire de mon forum est déjà arrivée jusqu’ici… En fait tu me connais déjà mieux que moi-même !
• Je n’irai pas jusque-là… mais avoue que c’est une bonne accroche quand on vient te vendre un candidat.
• Ouais, je comprends… donc, pour reprendre, je ne maîtrise pas trop mal HTML, CSS, PHP et JavaScript, ça m’a été utile pour ce bon vieux site. Plus récemment, je me suis beaucoup exercé en Python sur de l’intelligence artificielle. Je dirais que pour l’instant, je ne suis spécialiste de rien, mais je me débrouille dans un certain nombre de domaines.
• C’est exactement ce que j’avais envie d’entendre ! Donc si je te dis qu’on a besoin d’une refonte du site et de la gestion des données clients, ça peut t’intéresser ?
• Oui, en tout cas je devrais savoir faire.
• On a évidemment un prestataire pour ça, mais je pense que ce serait plus rentable d’internaliser une partie pour certaines améliorations, voilà la situation.
• Je comprends…
• Et aussi, j’aimerais construire un bon système de recommandation, un peu comme celui de Netflix, tu vois. T’aurais moyen de faire quelque chose avec de l’intelligence artificielle ?
• Carrément ! Et j’avoue que c’est plus sexy que du pur développement web.
• Excellent tout ça !

On dirait que j’arrive en homme providentiel, le mec a l’air d’avoir une confiance aveugle en moi, va savoir pourquoi…

***

• Est-ce que tu aurais d’autres questions ?
• Hmm, pas vraiment, la mission me semble claire.
• Ça ne fait pas longtemps qu’on se connaît, reprend-il, mais le code semble beaucoup plus t’intéresser que les jolis garçons !
• C’est plutôt normal pour un entretien d’embauche, non ?
• Alors oui, mais n’oublions pas nos activités…

Nous négocions ensuite le salaire si je venais à les rejoindre. Forcément, c’est légèrement en dessous de ce à quoi j’aurais pu prétendre en région parisienne, mais j’avoue que je m’attendais à pire.

• Je te laisse bien sûr réfléchir quelques jours, mais je suis tout à fait partant pour te prendre.
• Il n’y a pas de test technique ?
• Non, j’ai confiance ! Et puis je ne saurais pas forcément t’évaluer. Mais si tu veux me montrer des exemples de tes projets sur ton ordi, on peut évidemment prendre quelques minutes.

***

• Tu vois, j’avais raison d’avoir confiance !
• Ah, je me demandais juste, quel type de contrat vous faites avec les acteurs ? Ils travaillent à plein temps ?
• Voilà une question intéressante ! Alors grosso modo, non. Ça ne nous empêche pas de signer des contrats d’exclusivité, mais en général, c’est du temps partiel. Comme tu le sais, on est centrés sur la tranche dix-huit/vingt-cinq ans, donc la plupart de nos acteurs sont étudiants. Ils ont tous un revenu régulier qui rémunère des activités de promotion sur les réseaux, ainsi que du chat privé et des exclusivités avec nos clients Premium. Un peu comme du OnlyFans, ça marche très bien pour fidéliser et élargir notre base de clients. Les scènes en tant que telles arrivent ensuite en variable ; à ce niveau, ça dépend vraiment de chacun.
• Et excuse-moi si je suis indiscret, mais est-ce que le modèle est réellement rentable ?
• Pour être tout à fait honnête, on a fait nos premières années à perte, le temps d’avoir une clientèle solide et de nous construire une banque de films suffisante. Mais on devrait être proche de l’équilibre cette année, j’ai confiance en mes gars. Et puis j’ai intérêt, j’ai tout investi en fonds propres.
• Assez impressionnant…
• J’ai une petite surprise pour toi, j’espère que tu vas apprécier. Tu peux laisser tes affaires ici, on part en ville.

Nous nous rendons à la station de tram la plus proche, puis remontons cette fois vers le nord et le centre historique de la ville ; j’ai le temps de voir défiler l’imposant château des Ducs de Bretagne. Quelques courtes stations plus tard, nous sortons et empruntons une rue animée par de nombreux bars. Les terrasses, qui débordent sur la rue, sont déjà prises d’assaut par des groupes de jeunes bruyants.

• Voilà, c’est ici !

Je lève les yeux vers l’enseigne que Daniel me désigne : « La Confrérie du Blitz ». Ce n’est qu’en entrant que j’en comprends véritablement la signification. Toutes les tables du bar disposent d’un plateau d’échecs incrusté dans une matrice en verre, ainsi que d’une pendule. De nombreux joueurs sirotent leur boisson entre deux coups, tandis qu’un groupe de jazz manouche assure une ambiance décontractée.

Je vois Daniel se pencher par-dessus le bar pour… embrasser celui qui semble être le patron des lieux.

• Martial, je te présente mon mec, Jonathan ! Jonathan, voici ma nouvelle recrue au studio.
• Enchanté, Martial ! me lance-t-il.
• De même. Enfin, nouvelle recrue, rien n’est encore signé même si je pense que je pourrais m’y plaire.

Jonathan m’inspecte de près, puis de loin, de haut en bas, avant de confier à son mec :

• Mmh, c’est pas vraiment ton style de gars habituel, mais il a quelque chose.

Attends, mais qu’est-ce qu’il raconte, lui ? Je n’ai aucune intention de forniquer devant trente-six caméras qui vont filmer mes attributs sous tous les angles.

• T'as vu, il est craquant ! ajoute Daniel en me faisant un clin d’œil.

Au moins, c’est un compliment… même s’il provient d’un mec de quarante-cinq ans. J’ai droit à encore quelques flatteries sur mes cheveux bouclés et ma silhouette assez sèche avant que nous lui révélions la vraie mission qui m’est proposée.

• Tenez, installez-vous à la table « Carlsen », vous serez bien, s’écrie Jonathan après avoir calmé son fou rire. Vous prendrez quoi ?
• Une Pils bien fraîche sera parfaite, répond Daniel.
• Pareil pour moi, complété-je mécaniquement, alors que je m’étais juré de me calmer sur l’alcool après la soirée de la veille.