Chapitre 13

5 minutes de lecture

Écrit en écoutant notamment : Joyhauser – Blood On The Floor

Je redescends et informe mes parents que mon frère devrait arriver rapidement lorsqu’il aura fini la mission sur son jeu.

  • Il nous inquiète à passer autant de temps là-dessus… dit mon père. Alors oui, pour lui, c’est un moyen comme un autre de s’amuser avec ses potes… mais il faut se rappeler que la fin du lycée approche et que son dossier n’est pas des plus fameux. J’espère que ça ne durera pas indéfiniment et que plus tard, il pourra trouver un taf sérieux comme le tien.
  • Je ne me fais aucun souci pour lui ! dis-je pour apaiser la situation. Il est encore largement temps pour lui de trouver ce qui lui plaît.

Je me force à conserver une certaine contenance alors que l’expression « taf sérieux » résonne dans ma tête. Pour des raisons évidentes, je leur ai menti sur la nature exacte du poste que j’ai trouvé à Nantes. Je l'ai transformé en conseil en transformation digitale : suffisamment large et vague pour pouvoir meubler sans problème. En plus, avec mes potes qui travaillent dans le domaine, je ne serai jamais à court d’anecdotes et de nouvelles missions à raconter. Il suffira de faire un minimum attention. J’avais déjà réussi à cacher mon homosexualité pendant plusieurs années, c’est carrément formateur.

Mes parents n’ont pas été tellement enchantés de l’apprendre, alors leur avouer que j’ai été engagé dans un studio de films gays, c’est actuellement impensable. D'ailleurs, j’exagère peut-être : lors d'un coming-out, tous les parents ne doivent pas forcément faire de grandes démonstrations d’amour comme celles qu’on voit passer sur les réseaux sociaux. Je ne serais pas contre une discussion plus poussée entre nous trois, mais tant que je n’ai pas de relation stable, cela n’avancerait pas à grand-chose. Bref, de toute manière, ce n’est pas le moment de remuer ces interrogations.

***

Lundi.

Encore une nouvelle journée passée à naviguer entre les différents fichiers de code source pour éclaircir ce qui est finalement plus obscur et complexe qu’imaginé. J’espère que Daniel ne s’en formalisera pas, car les superbes fonctionnalités que nous avons imaginées risquent de ne pas voir le jour aussi rapidement que prévu.

À dix-huit heures tapantes, je n’ai qu’une idée en tête : claquer mon PC et prendre la direction de la Confrérie du Blitz. Je retrouve le chemin sans même avoir besoin de consulter la carte de mon téléphone. Je dois dire que toutes les nouveautés qui m’ont submergé ces deux dernières semaines, entre mon installation et le début du taf, m’ont complètement fait sortir de l’esprit le joli garçon de la dernière fois.

Je suis soudainement frappé par la familiarité que m’inspirent les rues de la ville, comme si je n’étais plus un intrus dans ce décor. C’est vrai que depuis plusieurs jours, je m’amuse à observer les effets du décalage progressif des marées sur la hauteur de la Loire, tandis que la voix du tram prend un ton chaleureux lorsqu’elle prononce le nom des stations. Je ne suis pas psychologue, mais je suppose que c’est bon signe.

L’ambiance au bar est plus feutrée que lorsque j’ai découvert les lieux avec Daniel. Pas de groupe live cette fois-ci, ce sont quatre haut-parleurs disposés aux coins du salon principal qui assurent une ambiance musicale minimaliste, propice à des parties plus longues et profondes. En effet, les quelques tables occupées le sont par des joueurs plongés dans une réflexion intense. Alors que je scrute les groupes un par un pour essayer de retrouver le garçon qui m’avait fait une si belle impression, le mec de Daniel s’écrie :

  • Hello Martial ! Comment vas-tu ?
  • Pas mal !
  • Tu es venu seul ?
  • Euh… oui. Mais j’imagine que je trouverai bien quelqu’un avec qui jouer des parties ?
  • Ah ça, c’est sûr ! Avec un peu de chance, tu pourras te frotter au Pirate. Il est souvent là le lundi. Tiens, on organise un tournoi vendredi soir, tu veux que je t’inscrive ?
  • Bien sûr ! C’est trop cool, même si je risque de ne pas faire long feu.
  • Pas de souci pour ça, tout le monde joue autant de parties, peu importe le nombre de victoires ou de défaites. On fait juste une grande finale pour terminer, histoire de profiter de quelques belles parties. C’est cinq euros l’inscription, ça ne te dérange pas ?

Je dégaine mon portefeuille et en extrait un billet de cinq complètement fripé qui devait y traîner depuis plusieurs mois, si ce n’est des années.

  • Inscrit ! annoncé-je en plaquant le billet sur le comptoir.
  • Daniel ne t’en avait pas parlé ?
  • Non, il a l’air vachement occupé en ce moment !
  • J'ai remarqué aussi... Il bosse sur ses projets persos jusqu'à super tard dans la nuit. Je préférerais qu'il crame son énergie à me donner du plaisir.
  • Il fait quoi si c'est pas indiscret ?
  • Aucune idée. Mais toujours avec son ordi.

Par contre, le gars n’est définitivement pas là… ça ne faisait pas partie de mes plans. Évidemment, je ne vais pas faire demi-tour illico, alors je me commande un cocktail sans alcool et m’installe à une table.

Mercredi, c’est départ en train pour Saint-Malo. Même si je n’aurai pas un grand rôle à jouer dans les shootings prévus, Daniel a tenu à me prendre des billets pour que je les accompagne. Je n’allais pas rester seul devant mon ordi au studio, et puis il est vrai que je pourrai faire plus ample connaissance avec les acteurs que jusqu’à présent. J’ai surtout envie de me rapprocher de Dimitri, lui aussi me fait un effet monstrueux. Il est encore mieux en vrai que sur la fameuse plaquette...

Jonathan avait raison, il ne faut pas plus de cinq minutes pour qu’on me propose une partie. Affronter un parfait inconnu est toujours grisant. On cherche les moindres indices dans le comportement pour jauger le niveau de l’adversaire ; rien que déplacer ses pièces avec détermination a un réel impact psychologique.

C’est ce que la fille a décidé de faire. Elle joue ses coups à intervalles réguliers, sans donner l’impression de devoir faire chauffer ses neurones. Son expression est digne des meilleurs bluffeurs du World Poker Tour. De mon côté, je sais que je montre plus mes émotions ; il m’arrive de soupirer sans le faire exprès lorsque je remarque soudainement que mon coup était une gaffe, ou alors que celui de l’adversaire m’embête.

Cependant, la séquence de coups qu’elle est en train de jouer montre une certaine frustration. Elle tourne autour de la forteresse que j’ai bâtie sans pouvoir la pénétrer. Je constate qu’elle prend de plus en plus de risques pour forcer la décision. Sa dame tente de se faufiler au milieu de mes pièces, jusqu’à ce que je trouve un moyen de la coincer. Je referme progressivement le piège avec une délectation même pas dissimulée. Ses tentatives de sauvetage n’y feront rien ; je n’ai plus qu’à avancer un simple pion pour capturer sa pièce maîtresse au coup suivant. Pour la première fois de la partie, elle s’accorde une vingtaine de secondes, avant de se redresser et de me tendre la main en signe d’abandon. J’espère que je ferai aussi bien vendredi !

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