Chapitre 21
Écrit en écoutant notamment : Reinier Zonneveld x Kiki Solvej – Les Dangereux
Nous nous autorisons un long soupir après avoir raccroché. Presque dix-huit heures : la journée est finie ! La semaine, même, est finie ! Tels des collégiens pressés, il ne nous faut pas plus de cinq minutes pour remballer nos affaires et tout éteindre dans le studio. Même si cela m’impose un détour, je préfère repasser chez moi avant de rejoindre La Confrérie du Blitz. J’ai besoin de me rafraîchir après le stress de cet après-midi, et je pourrai déposer mon ordi. Ainsi, je ne m’embêterai pas à surveiller mon sac toute la soirée.
Impossible ne pas repenser à la scène de mercredi soir lorsque je me mets sous l’eau ; cet effet m’avait déjà frappé hier. En y réfléchissant, tout n’est pas à jeter. Pour une fois, l’avis de Sarah m’a l’air foireux : il faudra apprendre à se satisfaire de ce genre de plans en attendant, peut-être un jour, l’opportunité d’une relation stable.
D’ailleurs, je ne peux m’empêcher d’imaginer que Dimitri se tient dans l’entrée de la douche, à enfiler son préservatif en matant mes fesses. En dix secondes, je suis passé du désintérêt le plus total pour le sexe à l’envie de me faire prendre sauvagement par mon acteur préféré. Mon cerveau a réussi à faire taire mes réticences les plus profondes. Et impossible de calmer mon ardeur, si ce n’est en me donnant du plaisir moi-même. Je suis vraiment un mec bizarre. La paroi de la douche est là pour me soutenir lorsque je défaille sous plusieurs lames successives de plaisir.
***
Maintenant que cette pulsion est passée, concentrons-nous sur les parties d’échecs à venir. Lors du trajet en tram puis à pied, je rejoue dans ma tête les ouvertures que j’ai travaillées, notamment plusieurs variantes d’un piège dans l’ouverture catalane, que je compte mettre en œuvre tout à l’heure.
J’allais saluer Jonathan en pénétrant dans le bar, mais constate qu’il a attrapé un micro. Eh ben, je suis arrivé tout juste à l’heure, merci Dimitri…
- Bienvenue à tous pour notre tournoi ! Je rappelle le format de la soirée : nous vous avons d’abord regroupés en poules de quatre. Vous jouerez deux parties contre chaque adversaire, une fois avec les pièces blanches, une fois avec les noires. La cadence est de cinq minutes, trois secondes de rajout par coup. Nous passerons ensuite aux phases finales. Vous pouvez aller consulter votre numéro de poule sur les affiches du comptoir, puis vous installer aux tables indiquées. Vous vous arbitrerez vous-même ; soyez fair-play. Que le plus tenace, le plus rusé, l’emporte !
J'ai été placé dans la poule numéro deux et m’installe en conséquence à la table Caruana. Hâte de voir à qui je vais me frotter.
Devant moi se présente un homme d’une quarantaine d’années, timidement suivi par ce que je devine être son fils. Celui-ci me jette un regard furtif avant de se cacher derrière les jambes de son père. Je n’aime pas ça, mais alors pas ça du tout.
- C’est bien la poule deux, ici ? me demande le père.
- C’est ça, oui !
- Merci, dit-il en me tendant la main. Tu t’appelles comment ?
- Martial.
- D’accord ! Allez Liam, ne fais pas ton timide, viens serrer la main de Martial. C’est une marque de respect importante avant une partie.
Oh, bordel… Avec un sourire, je tends ma main vers la sienne. Ce petit Liam me regarde bizarrement en se mordant la lèvre ; difficile de savoir s’il est gêné ou s’il rentre déjà dans ma tête. Son père reprend, en se rapprochant de moi :
- Liam a huit ans. Ne t’inquiète pas de certaines de ses manies, on l’a diagnostiqué comme Asperger. Mais il a un vrai talent pour les échecs, il pourrait te surprendre. Il a déjà remporté le championnat départemental des moins de neuf ans !
- Oh… moi je suis un pauvre amateur, autour de mille six cents Elo…
- C’est déjà super ! Tu devrais bien figurer dans le tournoi.
- J’espère aussi. Bon, si les deux autres joueurs de la poule n’arrivent pas, on peut déjà démarrer nos parties, non ?
- Bonne idée, allons-y. Liam, tu veux ton casque anti-bruit pour mieux te concentrer ?
Le petit bonhomme approuve et enfile l’appareil sur les oreilles. Il ajuste ses cavaliers pour les placer dans l’axe des cases et appuie directement sur la pendule pour démarrer la partie. Je n’étais pas spécialement prêt et comptais encore me commander à boire, mais tant pis, le match a commencé. Comme prévu, j’ouvre avec les pions du roi et de la dame, que je place côte à côte, avant de sortir mon fou sur la grande diagonale de l’échiquier. Je ne vais pas renoncer à mes pièges perfides sous prétexte qu'il a huit ans. Le combat promet d’être suffisamment rude.
Le père s’est assis sur la banquette d’à côté et observe avec attention la partie. À voir ses rictus, j’ai l’impression qu’il souffre de ne pouvoir aider son fils. En plus, mon traquenard a parfaitement fonctionné, et même si Liam se défend ensuite correctement, j’ai réussi à prendre un fou d’avance. Si je gère bien la suite de la partie, la victoire est acquise. Je fais tranquillement avancer un mur de pions, qui a vocation à étouffer le jeu de ses pièces restantes. Les gosses du train de Saint-Malo nous avaient déjà ridiculisés au petit bac, alors maintenant, plus question de se laisser faire par la jeune génération. Aucune pitié ! Le père de Liam n’a pas pu s’empêcher de secouer la tête lorsque j’ai capturé un pion supplémentaire.
Une voix connue m’interpelle soudainement. Je suis sûr de la connaître, sans pouvoir mettre un visage dessus. J’étais tellement focalisé sur nos soixante-quatre cases que je n’ai même pas vu les deux autres joueurs de notre poule s’asseoir un mètre à côté.
C’est lui ! Doux Jésus, ce mec est si beau. Encore plus que la première fois, lorsqu'il était venu observer une de mes parties dans mon dos. Cette splendeur qui risque de se transformer en deuxième problème à gérer, en plus de Dimitri.
Alors que je dépose ma pièce, Liam s’agite et sacrifie immédiatement son fou sur un de mes pions. Il replace son casque, tombé vers l’avant. Merde, merde ! Je n’avais pas vu l’attaque à la découverte. Ce n’est pas extrêmement grave, mais mon erreur d’inattention rétablit l’égalité sur l’échiquier. Il faudra ruser, comme disait Jonathan tout à l’heure.
***
Nantes, 30 septembre 2010
Daniil quitte les locaux de la préfecture de Loire-Atlantique, enfin muni de son titre de séjour, au nom de Daniel Alekhine. On a également modifié son patronyme pour plus de sécurité. Son choix a été influencé par son admiration sans faille pour le jeu féroce et brillant du grand-maître russe, champion du monde d'échecs dans les années vingt. Ce dernier a d’ailleurs acquis la nationalité française en 1927 ; Daniel y voit un beau symbole.
Malgré l’appui de son réseau, l’administration française est restée lente… Il va enfin pouvoir transmettre le document à son employeur afin de finaliser son contrat. Le poste a tout l’air d’une bonne planque qui lui permettra de continuer ses activités avec la branche française de soutien à l’opposition biélorusse. Le responsable du Service des Transports de la ville de Nantes avait été surpris par son niveau de français impeccable, « meilleur que celui de quatre-vingt-dix pour cent des employés de la mairie ».
Daniel pouvait remercier sa grand-tante, qui lui avait appris la langue dès son plus jeune âge, à Minsk. Il avait continué à étudier le français durant ses études et adorait fouiller dans sa bibliothèque quand il lui rendait visite. Adolescent, les œuvres de Marcel Pagnol l’avaient marqué par la douceur qui s’en dégageait, tout en usant d’un Français assez simple à comprendre. Il faudra qu'il prévoie un séjour en Provence les prochains temps pour observer ces paysages de ses propres yeux.
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