Chapitre 23
Écrit en écoutant notamment : Vini Vici x Maddix - Spiritum
Nous jouons tous les deux des coups prudents lors de notre première confrontation. Avec le léger désavantage que me procurent les noirs, ça ne me dérange pas. J’attaquerai plus franchement Alexis sur la deuxième partie si nécessaire. Nos pièces s’échangent les unes après les autres, jusqu’au moment où il ne reste plus que nos rois, chacun accompagné de trois pions en guise de gardes. Comme nous sommes d’un niveau proche, il y a peu de chances pour que l’un de nous fasse une erreur fatale à partir de maintenant.
Nous nous serrons la main en signe de match nul et prenons une pause. Si notre deuxième match finit de la même manière, ce sera une égalité parfaite. J’attends que Jonathan ait fini de tirer des bières pour lui demander le protocole prévu dans ce cas.
- Faudra vous départager sur une cadence plus rapide, deux minutes sans rajout de temps. D’ailleurs, il est comment, ton adversaire ?
- Bah, il se débrouille bien !
- Et autrement ?
Le sous-entendu de sa question me frappe de plein fouet, aussi lourdement qu’une enclume qui s’écrase au sol. Il n’y a qu’une seule explication : c’est Daniel qui lui a parlé de mon crush sur ce garçon. Jonathan ajoute à voix basse :
- J’ai un peu… triché dans le tirage au sort des poules. Mais sur ordre de Daniel ! Il s’est dit que ça faciliterait une potentielle rencontre, vu ta timidité.
- Pas si timide que ça, non plus ! Quand je suis venu lundi soir, c’était déjà pour lui. Et Daniel, toujours trop occupé pour passer ?
- Oui, il me désespère… Pourtant, il adore jouer.
- Aujourd’hui, il nous a même délégué une de ses réunions.
- Comment dire… ça ne m’étonne même pas. Mais j’ai peur de mettre une sale ambiance entre nous deux en lui posant trop de questions. Allez, va rejoindre Alexis, il t’attend !
Je reprends l’ouverture catalane que j’ai travaillée ces derniers jours, mais contrairement au bonhomme de tout à l’heure, Alexis déjoue mes pièges aisément. Il prend même le temps d’attraper mon regard pour secouer la tête : « Tu ne m’auras pas aussi facilement ! » semble-t-il penser.
Le vrai duel mental commence maintenant : il faut se montrer plus intelligent que lui. Je décide de placer au mieux mes pièces afin de préparer un déferlement massif de pions sur son roi.
Sur un coup critique, il s’octroie une minute entière pour se décider. Il aurait pu faire revenir ses pièces en défense, mais la manœuvre aurait été trop lente. À la place, il lance sa propre vague sur l’autre côté de l’échiquier. Dans cette position complexe, nos pendules défilent rapidement : plus qu’une maigre minute de part et d’autre. Désormais, même en acquérant une position très favorable, il est possible de craquer sous la pression du chronomètre.
Mes craintes se confirment lorsque je joue un coup de cavalier, qui me donne envie de me bouffer les cheveux moins d’un centième de seconde après avoir posé la pièce. Je sors ma meilleure poker face en espérant qu’il n’ait pas remarqué la gaffe. Heureusement, pas plus serein que moi, Alexis répond aussi très moyennement.
La partie et la qualification vont se jouer sur une course de pions : le mien file le long du bord droit et le sien à gauche, mais ils se métamorphoseront tous les deux en nouvelle dame sous peu. Je suis strictement incapable de déterminer en avance à qui va profiter le nouveau rapport de force. Le moment est propice pour reprendre quelques secondes en appuyant promptement sur l’horloge après chaque avancée de pion.
En ressuscitant ma dame, je fais tomber par terre toutes les pièces capturées pendant la partie avec mon coude, sous le coup de la précipitation. On les ramassera plus tard ! Alors que je prends enfin un instant pour souffler et scanner l’échiquier, je remarque que la pendule décompte encore le temps d'Alexis alors qu’il vient de jouer. Il a dû taper à côté.
Plus que sept secondes pour lui… Six… cinq… quatre… Je pourrais faire semblant de ne pas avoir noté le souci et me qualifier en laissant son chrono tomber à zéro.
Mais... impossible de lui faire ça, je m’en voudrais. Il met un instant à comprendre pourquoi j’appuie de son côté de la pendule, mais me remercie d’un hochement de tête. J’attends même cinq secondes avant de jouer mon propre coup, afin de compenser l’incident. Tant pis si je me mets en difficulté ; je veux me montrer fair-play face à lui.
Nantes, 2 mars 2011
Daniel vient de claquer la porte du cabinet en pleine séance. Ce psychologue est un incapable ; c'est une vraie honte de s’enrichir de cette manière. L’argent du contribuable sert juste à lui payer une déco luxueuse faite d’antiquités en tout genre. Dès la première séance, l’aspect ésotérique du type et de son cabinet ne lui avait pas inspiré confiance.
À peine rentré chez lui, Daniel s’affale tout habillé dans son lit. Il est épuisé. Dix-neuf heures n’est pas le moment idéal pour une sieste, mais il s’en fiche royalement. S’il veut de nouveau sortir ce soir, c’est nécessaire. Le sommeil vient le cueillir en moins de deux minutes.
***
Il ouvre soudainement les yeux. La nuit est définitivement tombée, mais impossible de savoir s’il s’est assoupi une demi-heure ou beaucoup plus. Après avoir lutté encore deux minutes contre la chaleur réconfortante de sa couverture, il se décide à se retourner pour se lever et se préparer. Sauf qu’il est incapable du moindre mouvement. Il lui semble devoir batailler de toutes ses forces pour bouger ses doigts d’un dixième de millimètre. Il abandonne cette tâche herculéenne dans un demi-sommeil avant de rouvrir les yeux une minute plus tard. Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Une sensation de roulis le parcourt, sans qu’il n’ait toujours pu mouvoir le moindre de ses membres. Quelqu’un l’observe dans son dos, mais il est incapable de se retourner. Il sent ce spectre se rapprocher et injecter des menaces sournoises directement sous son crâne.
Une nouvelle vague de sommeil l’emporte, jusqu’à ce qu’il se redresse d’un coup. Sa torpeur a disparu en un claquement de doigts. Du grand n’importe quoi ! Il est bel et bien seul dans son appartement. Personne ne s’est introduit, et son téléphone indique huit heures et quart. Il s’empresse d'aller comprendre ce qui vient de lui arriver. Qu’aurait-il fait si, par une malheureuse coïncidence, un incendie s’était déclaré alors qu’il était cloué dans son lit ?
Il tombe sur une page qui correspond bien aux différentes sensations qui l’ont accompagné : « Paralysie du sommeil ». Les muscles tétanisés, sauf ceux des yeux, le sentiment de présence oppressante, c’est exactement ça. Ce serait un état anormal, situé à mi-chemin entre le sommeil et l'éveil. Selon le site, ces épisodes sont bénins et surviennent en période de stress, suite à des nuits irrégulières ou encore en lien avec la consommation de drogue. Daniel éclate d’un rire nerveux : rien de très étonnant !
***
Le type avec qui il a baisé il y a deux jours vient de lui proposer une soirée dans un bar gay du centre-ville. Excellent plan pour se changer les idées. Ce brun, rencontré sur une appli, arrive lui aussi sur sa quarantaine, en dépit de ses abdos, qui le rajeunissent de quinze ans. Daniel s’était étonné d'être à son goût, mais il comprend de plus en plus que les types d’Europe de l’Est comme lui plaisent aux Français.
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