Écrit en écoutant notamment : Remzcore x S3RL – Forget The Real World

Alexis est tellement surpris qu’il perd deux secondes bien réelles à me regarder. Non non, il n’est pas en train de te mater… dois-je me convaincre. Il avance enfin son pion pour aussi récupérer sa nouvelle dame, mais le fait de l’avoir devancé me permet de le mettre en échec et de manger un de ses pions. Je capitalise sur cet avantage pour finir par le vaincre péniblement. Je suis fatigué ! Tradition ou pas, je prends mon courage à deux mains et propose de lui offrir à boire.

• Je prends avec plaisir.
• Tu voudrais quoi ? dis-je en interceptant en même temps le regard de Jonathan.
• Mmh, comme toi !

Je réfléchis un instant en levant les yeux… une Pils me permettra d’avoir un point de comparaison avant Prague. Le directeur du studio de la capitale tchèque semblait incroyablement fier de leur spécialité, cet après-midi. Et puis... ce n'est pas une pauvre bière à quatre degrés qui me mettra K.O. pour la suite.

• Je pense qu’on a un bon quart d’heure avant le début des phases finales, nous dit Jonathan après avoir pris ma commande.

***

Je récupère les deux bières et retourne à la table où s’est déroulé notre match. Comment entamer la conversation de manière intéressante ? Jusqu’ici, nos échanges se sont résumés à des regards concentrés ou des rictus tendus lorsque nous cherchions nos coups. Nous entrechoquons nos verres et je bois une première gorgée avec une lenteur excessive. Je tapote le flanc de mon verre en cherchant l’inspiration. Comme je lui ai proposé un verre, c’est logiquement à moi de prendre l’initiative. J’arrive déjà à me prendre la tête alors qu’il n’est même pas question de commencer à le draguer, soit-il hétéro ou non. Enfin… ça viendrait dans un second temps si le courant passe.

Je rembobine notre partie de plusieurs coups depuis la position finale.

• À ce moment, je me suis dit que t’avais peut-être une chance en jouant Roi f5, mais heureusement que tu l’as pas vu !
• Ahhh… je suis pas certain, mais voyons voir.

Il tente plusieurs combinaisons sans rien trouver de très convaincant. Comme la première fois que je l’ai rencontré, il sort son téléphone pour rentrer la position dans son application d’échecs et voir ce que la machine en pense.

Mais cette fois-ci, mon regard est accroché par un sticker aux couleurs arc-en-ciel collé au dos de son smartphone. Il porte la mention « Stonewall Nantes » : j’avoue que ce nom ne me dit absolument rien. Je ne veux pas m’enflammer, mais c’est un vrai signe ! Je prétexte devoir passer aux toilettes, afin de sortir mon téléphone et de taper ce nom sur Google. J’enrage pendant de longues secondes en voyant la bande de chargement progresser à une vitesse d’escargot. Le réseau doit mal passer ici.

Mais bingo ! Le nom renvoie très clairement vers une association d’élèves d’école d’ingénieur, centrée sur les questions LGBT. Le destin m’appelle : il faut agir ! Je me recoiffe devant le miroir et exécute des mouvements amples de respiration, à la manière d’un apnéiste qui se prépare avant sa performance.

De retour à la table, je demande à Alexis :

• Et alors, tu es étudiant ici ?
• Ouais ! Je suis en deuxième année à Centrale Nantes.

Parfait, ça !!

• Trop cool, moi je suis tout juste diplômé, mais je viens plutôt de région parisienne.
• Ok, je vois, t’es là depuis longtemps ?
• Seulement quelques semaines, mais j’aime bien la ville. Il est où, votre campus, en fait ?
• On est au nord du centre historique, vers Saint-Félix.
• Ah ouais, je suis pas encore trop passé par là-bas. Tu fais des assos, là-bas ? demandé-je avec le ton le plus innocent possible.
• Je suis à fond dans l’asso écolo du campus. En ce moment, on est en train de produire du cidre maison à partir des pommes de notre verger. En vrai, ça me fait bien kiffer ! Et toi, tu faisais quoi dans ton école ?

Merde ! Mon plan était pourtant redoutable ! Enfin… il faut en conclure qu’il a seulement dû récupérer le sticker sans faire lui-même partie du club. Un simple coup d’épée dans l’eau. J’accuse le coup, mais masque ma déception.

• Comme tu peux t’en douter, j’étais président du club d’échecs. Ok, on n’était même pas dix, mais voilà ! Et puis j’aidais aussi des potes du club d’audiovisuel.
• Sympa !

Finalement, j’ai plus ou moins poursuivi dans le domaine de la vidéo… même si je mens partiellement sur mon travail lorsqu’il me pose la question. À force, mon pitch « politiquement correct » sera parfaitement rodé.

• T’es venu seul, au fait ? ajouté-je.
• Ouais, mes potes ne s’intéressent pas trop aux échecs. Mais j’adore venir ici une fois par semaine. T’as déjà eu le temps de faire des nouvelles connaissances, ici à Nantes ?
• Mmh, pas beaucoup. Ce sont plutôt des contacts… professionnels. J’essaie de me concentrer à fond sur le taf ces premières semaines pour faire bonne impression.
• Je vois, j’aurais fait pareil ! Moi, je suis content d’avoir encore un an et demi d’études, tranquille. Faut se le dire, si on est surmené, ce n’est pas la faute des cours !
• Totalement d’accord !

Son rire spontané est beaucoup trop mignon. Il passe sa main dans ses cheveux et dit :

• Bah… si tu veux, on fait sûrement une soirée chill dans notre colocation demain soir, si t’as envie de passer.
• Tes potes seraient d’accord ? J’aime pas trop me taper l’incruste, en général.
• Non, aucun problème a priori ! Ils sont super cools, et puis t’as pas encore l’air trop vieux ! Je te ferai aussi visiter notre sublime campus verdoyant.
• C’est ironique ?
• Non non, vraiment !

Nous sommes interrompus dans notre discussion par Jonathan, qui demande un silence relatif, puis présente la suite de la soirée. Comme toujours, afin de préserver l’équité, les parties se joueront en aller-retour.

***

J’ai vaincu sans trop me fouler mon premier adversaire de ces phases finales. Alexis a suivi les deux parties en entier : je suis flatté de cette attention ! Mais manque de pot, je tombe maintenant sur le Pirate. Je capte des bribes de discussion suggérant qu’il n’a même pas encore concédé le moindre match nul de la soirée.