Chapitre 35

6 minutes de lecture

Écrit en écoutant notamment : Enko – Carnivores

Je me laisse guider par mes collègues vers le bar qu’ils ont choisi, tel un gosse qui suit ses parents lors de vacances en famille. Ces vingt minutes de promenade me font oublier la cuisine tchèque douteuse ; le repas de ce soir ne m’a pas plus réussi que celui d’hier.

À l’image de la ville, le bar présente un mélange détonant entre tradition et modernité. Les différentes salles sont séparées par des voûtes de pierre, qui laissent imaginer que l’endroit est une ancienne abbaye. Des lumières vives projetées sur la roche y ajoutent du relief. Nous entendons parler de nombreuses langues, signe que nous ne sommes pas les seuls à avoir été séduits par l’apparence du lieu. Plusieurs groupes sont réunis autour de tonneaux scellés qui servent de tables ; d’autres se pressent devant les dix mètres du comptoir. La musique résonne à un niveau agréable, qui permet la conversation.

Cette fois-ci, nous sommes au complet et Dimitri prend les devants face au serveur qui arrive vers nous. Ce dernier comprend instantanément que nous sommes français ; ils doivent avoir l’habitude des touristes et de leurs différents accents. Après trente secondes de discussion, pendant lesquelles je me demande s’il reste encore de la place, Dimitri se retourne vers nous :

  • Ils nous proposent un jeu avant qu’on s’installe. Chacun a droit à une volée de fléchettes, et il suffit d’un triple vingt pour avoir une conso gratuite. Seulement pour ceux qui réussissent, hein.

Dimitri et Jordan s’y essayent en premier, en vain. Je récupère ensuite les trois fléchettes et place mon pied sur le morceau de scotch jaune au sol. Je n’ai plus joué depuis une éternité ! La première fléchette effectue une parabole indécise en vrillant et s’écrase sur le mur, une bonne vingtaine de centimètre à côté de la cible. Nul… Je me concentre et envoie la deuxième plus fort dans un geste bien plus fluide. La pointe métallique se fiche dans le rectangle rouge du soixante. Elle y est ! Je me retourne vers les autres en mimant un lâcher de micro et profite des applaudissements. Personne d’autre ne parvient à réitérer ma performance et j’ai alors le choix de ma boisson.

Mes yeux se perdent sur la carte, affichée en grand, derrière le bar. Je ne sais que choisir, et je ne veux pas non plus me contenter d’une bière basique. Afin d’abréger mes tergiversations, je lègue mon privilège à Dimitri et passe sa commande au serveur. Cette micro-attention devrait lui plaire.

Une minute plus tard, muni de sa boisson, je me dresse sur les doigts de pieds pour repérer où ils se sont installés.

  • Second room, to the left ! m’indique le serveur en me pointant la direction.
  • Oh, merci, thank you !

Je ne risquais pas de les voir en restant planté ici.

  • Et voici pour Monsieur, dis-je en déposant le cocktail choisi par Dimitri devant lui.
  • Magnifique !
  • Je prends le reste de vos commandes, lance Daniel. Notez-moi tout ça.

***

Je repère une table de baby-foot libre de l’autre côté de la pièce. En dépit de la connotation beauf et macho du jeu, je propose à ceux qui sont motivés de venir m’affronter, en simple ou en double. Contre toute attente, Kenzo, Dimitri et Raquel me suivent dans mon idée. J’inspecte la table et en conclus que le système est le même qu’en France : il faut aller faire de la monnaie au bar pour débloquer les balles. Je fais équipe avec Raquel contre nos deux autres acolytes. On verra déjà si la partie est équilibrée.

La lumière qui s’abat sur Dimitri, en face de moi, fait briller ses sourcils et ses lèvres. Je n’avais même pas remarqué qu’il s’était paré d’un maquillage discret. Voilà pourquoi je le trouvais encore plus désirable que d’habitude ! Au niveau du jeu, l’ambiance est plus détendue que lorsque que j’affronte mon frère. Avec lui, c’est à la vie à la mort. Même quand j’avais quatorze ans et lui seulement neuf, on bataillait déjà pendant des heures dans notre garage ; on lui avait installé un marchepied pour qu’il atteigne la hauteur suffisante.

Lorsque notre partie se termine, je fais un sourire aux deux types qui attendaient depuis trois minutes en leur signifiant que nous leur laissons la place.

  • Hey guys ! lancent-ils avec un accent qui sonne très germanique. On peut jouer ensemble, si vous voulez.

Raquel et Kenzo déclinent gentiment l’offre, me laissant avec Dimitri.

  • Eh ben, pourquoi pas, dis-je.

Je ne pense pas m’être trompé sur leur nationalité. Ils viennent de déposer leur chope d’un litre sur un coin de table et l’un deux est vêtu d’un survêtement arborant la tête-de-mort symbole du club de foot de Sankt Pauli. Le club est célèbre en Allemagne, et même à l’étranger, non pas pour ses résultats sportifs, mais plutôt pour son engagement sur les questions sociales. Entre autres, la communauté LGBT y est fortement soutenue. Lors de leurs matchs à domicile, on peut apercevoir de nombreux drapeaux arc-en-ciel agités dans les tribunes.

Je fais donc équipe avec Dimitri face aux deux Allemands, dont la taille des bras annonce des soucis à venir. Ils vont nous canarder sans ménagement. Ayant plus d’expérience que Dimitri, je prends la défense pour éviter de prendre dix à zéro en cinq minutes et le laisse tenter de marquer un but ou l’autre.

Malgré tous les efforts que je fais pour contrer leurs patates, l’addition devient rapidement salée. Encore quelques frappes de cet acabit et ils finiront par dévisser les cannes de la table. Un grand cri m’échappe lorsque Dimitri parvient à sauver l’honneur sur un malentendu. Nous venons tout juste de remonter à huit à un…

Malheureusement, le match se termine un instant plus tard. Les deux allemands nous écrasent les mains en nous félicitant pour notre bien piètre partie et proposent de nous payer un coup. Bien que je n’aie pas encore touché à ma première boisson, leur sympathie m’incite à accepter. Dimitri est du même avis que moi et appuie sa main sur le haut de mes fesses pour initier le mouvement. En me retournant, je vois que Daniel a déjà fini sa première bière et lui indique qu’il peut prendre la mienne. Quelle descente, ça ne m’étonne pas qu’il ait de la famille en Europe de l’Est !

Sans prévenir, le type en survêtement nous demande :

  • Are you two dating ?

La réponse franche de Dimitri se superpose à mon bégaiement.

  • Vous n’avez pas l’air d’accord ! s’esclaffe l’Allemand.
  • Si si, il a raison, on est ensemble, dis-je pour rattraper le coup. Et vous aussi ?
  • Ach nein ! On est venus en vacances avec nos copines.

Je suis con ! Trop con pour être vrai ! Par pitié, que la conversation continue pour effacer ce moment gênant.

***

Je suis à deux doigts de m’endormir au milieu de mes collègues. D’une, l’alcool, en quantités modérées, a un puissant effet soporifique sur moi, mais surtout, la conversation s’éternise depuis au moins une demi-heure de manière monolithique sur la mode. Je décide plutôt d’aller respirer l’air frais pendant cinq minutes ; par contraste, il fait sacrément chaud à l’intérieur. En marchant quelques pas dans la rue, un visage très familier retient mon attention : que lui prend-il ? La proximité de Daniel avec ce mec qui le dévore du regard est inquiétante. Je suis sûr qu’il est bourré, avec les trois pintes de bière forte siphonnées en une heure. Hé ho, pense à Jonathan !

Ma tentative de contrôle mental est un échec, car même pas trente secondes après, les deux commencent à se rouler de gros patins... J’aurais préféré ne rien voir, vu qu’à présent, je serai obligé de cacher cette vérité à son mec à Nantes.

En fait, j'aurais dû intervenir avec un prétexte débile, mais il m'a manqué la présence d'esprit nécessaire ; c'est trop tard, désormais.

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