Chapitre 37
Écrit en écoutant notamment : Klanglos x PARI – Artificial Dreams
Évidemment, je subis le même traitement, un peu trop tactile, de la part de Kenzo.
- Les mecs, je vous laisse deux minutes, nous lance Dimitri. J’ai trois appels en absence du même numéro, ça me paraît bizarre.
J’ignore ce qu’il redoute, mais ses traits se sont tendus et il est sorti de l’ambiance de la soirée. Il file vers la sortie du bar en nous laissant tous les deux seuls. Après nous être échangés des haussements de sourcils, nous regagnons notre table, à moitié envahie par des touristes peu scrupuleux.
L’intense fatigue qui m'a saisi confère au dossier de ma banquette un moelleux absolument divin. Je pourrais dormir ici, en rêvant à ma danse et à mes baisers enflammés avec Dimitri.
- Alors, ça a l’air de coller entre vous deux, non ? lance Kenzo.
- Euh… oui, j’espère que ça ne te dérange pas, parce que j’ai l’impression que vous êtes bien potes, même en dehors du studio.
- Aucune raison pour que je sois jaloux, c’est plutôt dans l’autre sens que ça pourrait poser problème !
- Ouais… c’est particulier, mais je devrais arriver à faire avec. Je veux au moins essayer.
- T’es courageux, mais je trouve ça cool. En y réfléchissant, ça ne m’étonnerait pas tant que Dimitri cherche à se poser sérieusement.
- Vraiment ?
- Ça fait un moment qu’il tourne… il m’a déjà dit que ça lui arrivait de saturer.
- J'imagine bien... Et de ton côté ?
- Pour l’instant, ça va ! Je suis un vrai feu follet, c’est pas nouveau.
J’esquisse un rictus gêné en l’imaginait avoir déjà baisé la moitié des minets nantais de son âge. Il y a un monde de différence entre nous.
- Je ne me vois pas encore en couple, reprend-il, mais je suis jeune ! Et pour être franc, j’ai eu des périodes bien plus… extravagantes qu’actuellement. J’avoue que j’ai parfois la flemme en dehors du studio ; mes quelques réguliers me suffisent... en général.
- Ah ouais... C’est beaucoup plus sporadique chez moi… je dirais même erratique. Après chacun de mes plans – peu nombreux, je te rassure –, je me demande quelle bêtise je viens de faire.
- Ne t’inquiète pas, on n’a pas tous la même libido. Et surtout, t’as l’air d’un romantique, ça se voit.
Il me caresse la joue et plaisante comme si le sujet n’avait pas d’importance. Pour moi, un peu plus.
- Je change complètement de sujet, mais tu viens d’où, en fait ?
- Oh là, je suis un simple parisien comme des millions d’autres. Je…
Kenzo ne m’écoute plus. Son regard est passé par-dessus mon épaule et fixe un point derrière moi. Je me retourne instinctivement et repère Dimitri, en train de se passer encore et encore la main dans les cheveux. Ses tremblements sont visibles à sept mètres de distance. Il est penché sur son smartphone et lance de fréquents regards vides tout autour de lui.
- Euh… on y va ? demandé-je à Kenzo.
Je ne me l’étais jamais imaginé aussi vulnérable. C’est surtout le contraste avec les clients, qui naviguent à côté de lui, un verre à la main, qui saisit mon cœur.
Trop impressionné par la scène, je laisse Kenzo avancer en éclaireur. J’ai horriblement peur de dire une bêtise qui le blessera, en me mêlant d’affaires qui ne me concernent pas. Bien sûr, nous nous sommes embrassés pendant une partie de la soirée, mais je ne me sens pas encore assez proche de lui pour trouver les mots justes.
J’ai du mal à entendre ce que Kenzo lui dit, par contre, la réponse de mon – amoureux ? – est beaucoup plus véhémente :
- J’ai pas besoin de vous deux ! Vous ne pouvez pas m’aider ! Dites-moi juste où je peux trouver Daniel.
- Heu… dis-je en me rapprochant, je l’ai vu dehors y a quelque temps, mais il n’y est sûrement plus, maintenant.
Je comprends, en me faisant fusiller du regard, que Dimitri n’a que faire de mes suppositions foireuses. Je n’arrive même plus à croire qu’il y a un quart d’heure, nos salives se mélangeaient dans de merveilleuses sensations et que toute son attention m’était destinée. La musique qui accompagnait notre danse amoureuse s’est transformée en un fracas oppressant et les cris des clients éméchés me vrillent les oreilles.
Kenzo repère à ce moment-là notre boss de l’autre côté de la salle et pointe la direction à Dimitri, qui se redresse du dossier de chaise qui le soutenait. Mon bras se tend instinctivement vers lui lorsqu'il passe à ma hauteur, mais il me repousse fermement au niveau du torse, avant de poursuivre son chemin. Unique motif d'espoir, la fraction de seconde où nos regards se sont croisés m'a suffi pour déceler un fragment de braise, encore vivant, perdu au milieu des larmes qui mouillaient ses yeux verts. Je reste cloué sur place, interdit.
Comme pour un plongeur qui émerge après une longue remontée, les sons ambiants redeviennent subitement clairs lorsque Kenzo vient m'entourer de ses bras.
- Je crois que tu ne peux pas faire grand-chose. Espérons que ce n’est rien de trop grave et que les choses s’arrangeront. On ferait mieux de rentrer, je n’ai plus le cœur à m’amuser non plus.
J’opine à contrecœur et me laisse guider vers la sortie du club.
- Tu n’as aucune idée de ce qui a pu se passer ? dis-je.
- J'avoue que je ne vois pas du tout... et il n'a rien voulu me dire à l'instant.
***
Je m’assois sur mon lit en laissant tomber mes avant-bras sur les cuisses. En face de moi, Kenzo n’est pas plus dans son assiette ; il tripote son téléphone éteint en regardant le sol. Je sors le livre que j’avais emmené pour le voyage, Le problème à trois corps, un roman de science-fiction de Liu Cixin.
Je me rends compte en cinq minutes que ma tentative de distraction est un échec. Je ne parviens pas à me concentrer sur les paragraphes de l’auteur chinois ; chaque ligne est juste dénuée de sens. Constatant qu’il est déjà trois heures et demie du matin, nous décidons d’un commun d’accord d’éteindre la lumière et d’essayer de nous reposer.
Mes draps sont tellement inconfortables que je change au moins quinze fois de position pour tenter d’apaiser mon corps. Malgré les bruits de froissement qui accompagnent mes incessantes rotations, Kenzo a réussi à s’endormir. Sa respiration, à peine perceptible, est devenue régulière. D’habitude, ces bruits m’insupportent, mais cette nuit, je suis rassuré d’avoir ce garçon à quelques mètres de moi. Je me cale sur le dos et visualise Dimitri avec son sourire heureux.
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