Chapitre 42

6 minutes de lecture

Écrit en écoutant notamment : Ian Van Dahl – Castles In The Sky

Alors que nous ramenons nos softs à table, deux filles nous proposent de jouer un double. Un double ? Aux échecs ? Alexis ne paraît pas choqué et accepte la partie.

  • Tu connais le principe, Martial ?

Il a dû voir mes froncements de sourcil.

  • Pas… Du… Tout !
  • Rien de très compliqué : un des joueurs dit le nom de la pièce qu’il veut bouger, par exemple « Pion », « Fou », ou « Dame ». Le deuxième doit jouer un coup avec la pièce demandée, évidemment sans savoir ce que son partenaire a précisément en tête.
  • Ok je vois, ça a l’air sympa !
  • Comme tu l’imagines, il peut y voir des… incompréhensions.

Nous tirons les pièces blanches. Alexis m’ordonne de jouer un pion : je bouge de deux cases celui qui est devant mon roi. Pas de grande surprise jusqu’ici, ni sur les quelques coups suivants. Je dois seulement réfléchir un moment lorsqu’il m’annonce « Roi » ; je comprends qu’il souhaitait en fait réaliser un roque. J’étais à deux doigts de faire un mouvement complètement stupide.

Finalement, nous nous en sortons bien, au contraire de la fille d’en face, qui enrage de voir son amie massacrer toutes ses idées stratégiques. Nous prenons un avantage sérieux en quelques coups et je crois comprendre l'intention d'Alexis lorsqu’il me demande de déplacer une tour. Ni une ni deux, je sacrifie une de nos pièces maîtresses contre un malheureux pion, afin d’ouvrir une brèche pour attaquer. Quatre coups plus tard, nous délivrons l’échec et mat.

  • Bien joué les mecs, dit l'une de nos adversaires en refoulant un agacement certain.

Elle propose ensuite à Alexis une partie classique. A-t-elle a l’intention de le draguer gentiment, ou bien mon esprit me joue-t-il des tours ? J’aimerais lui dire qu’elle n’a aucune chance, encore moins que moi lors de ma première soirée chez lui et ses potes, mais elle le découvrira bien assez tôt.

Je n’ai qu’à garder un œil sur la scène pendant que j’affronte d’autres clients. À force de venir, je compte de moins en moins d’inconnus dans la salle. La sensation de faire partie de cette communauté, même modeste, est plaisante.

***

  • Eh mais, c’était quoi, cette dinguerie, tout à l’heure ? dit Alexis en me retrouvant.
  • Comment ça ?
  • Le sacrifice de tour ! Heureusement qu’elles n’ont pas trouvé la défense avec fou h6, ça aurait été très chaud. Je voulais juste ramener la deuxième tour à l’attaque.
  • Oh merde…
  • Non, mais c’était pas spécialement mauvais ! À ta place, j’aurais seulement consolidé avant de lancer l'attaque.
  • J'avoue que ça aurait été plus prudent.
  • D’autant plus marrant que t’as l’habitude de jouer assez défensif. Je ne te connaissais pas ce côté romantique, c’est peut-être nouveau !

Je comprends tout de suite le double-sens de sa phrase. Aux échecs, le terme « romantique » désigne un style de jeu basé sur la recherche de belles combinaisons tactiques, au contraire de parties beaucoup plus rationnelles dites « classiques ».

  • Au fond, j’ai toujours été comme ça… éludé-je.

Quand ce sera le moment, je lui présenterai directement Dimitri ici.

  • Il y a un thème particulier pour la soirée, jeudi ? demandé-je pour changer définitivement de sujet.
  • Pas vraiment. Viens comme tu es, comme dirait une certaine marque, et ce sera super ! Tu peux passer chez nous pour huit heures, histoire de rencontrer mes colocs autour d’un apéro. Ce ne sont pas les mêmes que la dernière fois ! termine-t-il, en faisant allusion à ma fuite des plus lâches.

Je me souviendrai encore longtemps... Heureusement qu’il m’a pardonné après coup.

Radashkovichy, Voblast de Minsk

Le gravier clair de l'allée centrale crisse sous les pas de Daniel. La neige n’est pas encore arrivée pour les couvrir, mais ce n’est plus qu’une question de jours. Malgré la longue décennie écoulée depuis sa dernière visite, il sait parfaitement où tourner sur sa droite pour retrouver sa grand-tante.

Il s’agenouille devant le bloc de granit poli qui marque l’emplacement de sa dernière demeure. Les inscriptions dorées, surmontées d’une croix orthodoxe, miroitent sous un soleil froid et timide. Peu importe si le bouquet de fleurs qu’il vient de déposer est dévoré par le gel d’ici demain. Il s’accorde exactement le temps nécessaire pour se rappeler de son infinie bienveillance, de ses « cours » de français avec elle et des gâteaux à la cannelle qu’elle lui préparait. Puis il quitte le cimetière sans se retourner. Il est temps de se consacrer aux affaires sérieuses.

Son contact l’attend pour donner les derniers détails de l'opération. Daniel ne regrette pas d'avoir repris du service, et surtout d'être revenu sur le terrain après toutes ces années au chaud en France, occupées à monter son business.

***

***

Jeudi soir, vingt heures.

Vu le type de soirée prévu, je ne me suis pas mis sur mon trente-et-un. J’ai surtout ramené un short dans mon sac à dos : d’expérience, la température devient vite suffocante avec quarante personnes dans un salon, et l’humidité qui s’y rajoute apporte souvent un climat de forêt tropicale.

En me dirigeant vers le bloc de résidences d’Alexis, je croise un groupe d’étudiants qui transporte du matériel de sono dans un chariot, probablement « emprunté » au supermarché du coin lors d’une précédente beuverie. Sous le regard blasé d’un agent de sécurité, ils pénètrent dans le bâtiment qui fait un angle droit avec celui d’Alexis. Tant mieux : si j’ai besoin d’une pause, son appart’ constituera une bonne base arrière.

J’ai bien retenu le code qu’il m’a donné il y a trois semaines et monte directement à son étage.

  • T’es l’ami d’Alexis ? me demande la fille qui m’ouvre.
  • Exactement, ouais !
  • Eh ben, bienvenue à la coloc’ ! dit-elle en me faisant la bise.

Je suis intégré de force à une partie de beer-pong avant d’avoir pu saluer n’importe qui d’autre. On m’apparie avec un garçon aux cheveux roux, qui me checke du poing avant de lancer la balle vers la pyramide adverse. Je ne suis pas plus précis que lui, contrairement à nos opposants, qui me font boire mes premiers fonds de bière au bout de trente secondes. Je sonne la révolte au coup suivant en réalisant un pointage digne des plus grands champions de pétanque.

  • Wow, il y a de l’expérience dans ce lancer ! s’écrie Alexis en débarquant à mes côtés.
  • T’as vu ça !
  • Amuse-toi bien, je reviens dans cinq minutes.

Vingt-trois heures.

Le volume de la musique est baissé et une voix s’élève tout d’un coup :

  • Martial va nous danser, la danse du Limousin… ... Martial va nous danser, la danse du Li-mou-sin !

De nombreux regards convergent sur moi et je comprends rapidement qu’on ne me demande pas mon avis : l’introduction du défi est reprise en cœur plusieurs fois par toute l’assemblée. Ce que j'ai déjà bu m’aide à accepter le jeu, à tel point que je monte sur la table du salon après avoir vérifié sa solidité et écarté des verres d'alcool. Et puis, même si j’apprécie Alexis, je ne reverrai pas forcément tous ces gens de sitôt.

  • Le Limousin a dit : Enlève ta chemise ! Le Limousin a dit…

Après quelques mouvements de danse, je la retire comme demandé et en fais un projectile qui vise Alexis. Il est plié de rire depuis que j’ai dû entamer ce challenge.

Mon torse n’est pas des plus musclés, mais j’ai toujours été à l’aise avec mon corps. J’ai même droit à quelques sifflets, à croire que ma séance de sport avec Kenzo a eu des effets à elle seule. Évidemment, comme je suis vêtu légèrement, mon pantalon tombe tout de suite après. Je le balance sur mon « public » telle une rockstar, à la différence près que personne ne se bat pour le récupérer.

C’est à ce moment que je me rends compte de la gaffe. Si j’avais su, je n’aurais pas enfilé mon tout nouveau boxer. J’essaie de ne pas trop poser le regard dessus ; avec de la chance, ce détail passera inaperçu. Je descends mes mains en dessous de mes lombaires pour essayer de masquer les inscriptions en gros caractères qui s’y trouvent : « Brittany » sur une fesse, « Twinks » sur l’autre. C’est probablement vain, car des silhouettes masculines dans des positions lascives sont imprimées sur le devant et les côtés.

Je croyais que ces fous furieux allaient s’arrêter là pour mon strip-tease, mais non ! Afin de préserver ma dignité, je file derrière un canapé, me mets à genoux et brandis mon sous-vêtement sous les applaudissements. Alexis me ramène gentiment mes sapes en me tapant sur l’épaule :

  • T’as assuré, mec ! Par contre, il va me falloir quelques explications par rapport à ce boxer, glousse-t-il. Ça m’intéresse.

Je dois me rhabiller en vitesse, car il est apparemment l’heure de décaler vers la soirée principale dans le bâtiment voisin.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire lampertcity ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0